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Le pouvoir s'offre une «défaite à la Pyrrhus»

par Benabid Tahar*

Le peuple algérien, dans sa quasi-totalité et sans équivoque, a décidé de prendre son destin en main et de recouvrer, marches de la dignité faisant, sa souveraineté pleine et entière. Chaque jour que Dieu fait, en particulier les vendredis, la rue vibre au rythme de cris de colère, exprimés à l'unisson dans la joie, de manière hautement pacifique et civilisée, donnant de l'urticaire fiévreuse aux tenants du pouvoir. Les images et les commentaires rapportés par les médias nationaux et étrangers sont tellement frappants, percutants, qu'il devient inutile de s'étaler ici sur la qualité exceptionnelle du mouvement.

En revanche, il convient d'ausculter le système sénile et finissant, sujet de l'opprobre populaire. Nombriliste, le pouvoir l'est sans aucun doute. Atteint d'autisme aggravé, méprisant envers le peuple, il l'a constamment prouvé, avec brio. Un article de presse ne suffit pas pour rendre compte d'un diagnostic complet et sans complaisance. Nous serions tentés de faire grâce à notre héros de plus de réprimandes, qu'il mérite, au demeurant, amplement. Sauf que les faits sont bien là et on se rendrait coupables d'outrance à la vox populi que de les occulter. Le pouvoir, gravement atteint de folie egocentrique, complètement en déphasage temporel, semble incapable de prendre la mesure de ce qui se passe autour de lui et se perd dans des tergiversations saugrenues. Un condensé de surdités, de faux-fuyants, d'irrationalité et de calculs indicibles, qui convoquent assurément la déraison, lui sert d'habillage à des scénarios de sortie de crise loufoques, qu'il affectionne tant. Il fait peu de cas des désidératas d'un mouvement citoyen qui a ébahi et émerveillé le monde par son ampleur et son civisme. Alors que l'embarcation prend de l'eau de partout, l'équipage au gouvernail s'emploie à essayer de colmater à mains nues des fissures qui se multiplient avec célérité et s'élargissent sans cesse. Même les « rats » ont compris qu'il était temps de quitter le navire, de sauter par-dessus bord, peu importe l'endroit d'atterrissage. Le pouvoir donne l'image d'un invité, indésirable, qui s'obstine à rester à table alors qu'elle est totalement desservie et qu'il est invité à la quitter illico presto. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, nous disent les sages. Comment en sommes-nous arrivés là ? La question a pour elle la puissance de l'interpellation et la pertinence du thème. Les raisons sont multiples et connues de tous. Il n'est toutefois pas inutile d'en évoquer brièvement quelques-unes.

L'embellie financière, sans précédent, dont nous a gratifiés dame nature, faute de servir à construire une économie performante, créatrice de richesses pour le bien des citoyens, a plutôt été détournée en grande partie au bénéfice d'une caste de privilégiés et clientèles du pouvoir. Au sommet de l'Etat règne une oligarchie qui fonctionne avec des logiques de prédation et n'hésite pas à faire bombance avec la chair du peuple. Au lieu d'œuvrer socialement, économiquement, scientifiquement, technologiquement et culturellement à préparer un environnement où il fait bon vivre, on a dépensé des sommes faramineuses pour acheter la paix sociale. La violence, en ses divers aspects, et l'utilisation de l'argent pour asseoir son autorité sont consubstantielles aux pouvoirs illégitimes. Jean-Jacques Rousseau disait : « un gouvernement est parvenu à son dernier degré de corruption quant il n'a plus d'autre nerf que l'argent ».

La déraison arrogante de l'aréopage de clientèles et autres laudateurs est simplement incroyable. Elle force l'offuscation, l'agacement, le dégoût? A noter le fait que l'absence de bon sens dans la pensée du groupe n'exclut pas ipso facto sa présence à l'esprit de chacun de ses membres. Par lâcheté, par calculs, par discipline clanique ou partisane, les errements sont notamment souvent dénoncés individuellement mais applaudis en groupe. Les téméraires invétérés de l'inféodation au pouvoir se prêtent à toutes les contorsions pour plaire au maître du moment. Au lieu d'être indexée à la compétence, à la probité, au mérite et à l'effort, l'ascension sociale est indexée à l'allégeance au souverain, érigée en mode de désignation aux postes de responsabilité ou d'octroi de marchés et autres avantages. On se complaît alors dans les compromissions les plus invraisemblables sans prêter attention au préjudice que cela cause à la nation. Avec un excès de zèle sans pareil, les promoteurs du système en font et en disent à tel point qu'ils finissent toujours par recevoir en pleine figure le boomerang de leur funeste logorrhée. Il y a en tout cela de quoi, à tout le moins, donner de la nausée au citoyen. Le plus ubuesque dans l'histoire est cette pratique surréaliste, devenue un rite, qui consiste à présenter des « offrandes » à un cadre. Entre autres, un cheval de race tenez-vous bien ! On raconte que le pauvre animal, hébété, s'est demandé au fond de lui-même : « si un cadre a réussi à prendre forme et identité humaines qu'est-ce-qui m'empêcherait, moi qui suis bel et bien animé de vie, d'emprunter le langage des hommes, ne serait-ce qu'un laps de temps ? ». Des témoins, très crédibles, l'auraient entendu dire : « est-t-il raisonnable qu'un cadre soit mon maître et comment fera-t-il pour monter sur mon dos et se tenir en équilibre ? Aberrante l'histoire de ces humains que je croyais plus sensés que nous les bêtes ». Il y a lieu de croire que les chevaux ont plus de bon sens que certains énergumènes.

Il est universellement admis que le monde politique se distingue par certaines règles non écrites du jeu socioéconomique, échappant au rationnel, mais bien établies. Il se trouve malheureusement que nos « politicards » n'en observent aucune de manière cohérente. Ce qui déroute tout observateur ou partenaire et empêche toute analyse ou lecture objective. On dit que la politique est l'art de concilier les contradictions. Celles de notre système ne sont même pas compréhensibles pour être élues à la conciliation. Le régime est une sorte de « démocrature » qui se revendique parfois du césarisme et se déclare généralement démocratique. Allez délier l'écheveau !

Le manque d'instruction de qualité, le déficit intellectuel, la haine de l'élite intellectuelle dont on ne peut faire partie et autres handicaps, auxquels s'ajoute l'absence de légitimité, développent une sorte de frénésie compensatrice de débauche politique et morale. La tricherie, la corruption, l'intrigue? sont érigés en mode de pensée, une sorte de « corps de doctrine », élaborée par un démiurge aux contours insaisissables : le système

Le sentiment d'avilissement éprouvé par le peuple, le désespoir lancinant, géniteur de l'impatience rageuse, la hogra, la harga, et que sais-je encore, ont fait le lit de l'ouragan qui devait se produire inéluctablement. Pris dans les serres imparables de la détresse, les jeunes n'ont qu'un seul désir : quitter leur pays vers n'importe quelle destination. Ils voient l'Eldorado partout sauf chez eux. La fougue de la jeunesse, la vigueur et l'énergie débordante, conjuguées au ras-le-bol et à une certaine insouciance juvénile, produisent de violents tsunamis, capables de balayer tout sur leur passage. Si des bourgades tranquilles, des quartiers et des villes se transforment subitement en théâtres où des honnêtes gens viennent exprimer haut et fort leur désarroi, leur colère, c'est que l'histoire s'y prête forcément lorsque les ingrédients sont présents. Pour s'en convaincre, il suffit de la visiter, même sommairement.

La crise a quasiment atteint son paroxysme. Une sorte de tumeur maline ronge le système à tel point qu'un traitement de choc s'imposait de lui-même. Bien que le mal soit circonscrit, il est tellement profond que le remède à prescrire devait être énergique et bien pensé. Le peuple a rendu son verdict et il est sans appel.

Regardons un peu du côté des innommables soutiens du régime. Thuriféraires la veille du soulèvement populaire, nos compères de la « moualates » tournent casaque sans la moindre gêne. Ils voudraient passer, sans transition, de l'allégeance au pouvoir, outrageusement affichée et avec condescendance, à l'opposition opportuniste comme pour se refaire une virginité, pourtant mille fois sacrifiée au portillon du sérail. C'est un secret de polichinelle que d'affirmer que leur fidélité, de toujours et jusqu'à seulement hier, aux tenants du pouvoir n'était que des balivernes. Il en sera forcément de même quant à leur conversion en cours. De parfaits archétypes du faux jeton, de Judas. Un exemple, on ne peut mieux illustratif, réside dans la récente déclaration du porte-parole d'un parti dit de la majorité. Ne voilà-t-il pas que le gus, illustre histrion politique, vient nous dire, toute honte bue, que « l'Algérie a été dirigée par des forces non constitutionnelles ». Peu lui chaut que le ridicule de la contradiction le rattrape. Il y a de quoi devenir dingue. L'opposition, notamment maître Ali Benflis, devrait l'accuser de plagiat, voire d'imposture. Détrompez-vous mon bon monsieur, ni vous ni vos compères ne pourrez être dédouanés de vos actes et de votre responsabilité dans le sinistre bilan. Acteurs, complices ou serviles, vous êtes mis en demeure de vous assumer tels que vous êtes, faire votre mea-culpa et surtout ne pas rater pour une fois l'occasion de vous taire. Apprenez, maîtres renards boiteux, que la défaite au combat n'a rien d'humiliant. En revanche, le succès, tout comme l'échec, d'un complot ou d'une trahison est ce qu'il y a de plus lamentable. Car ou bout du compte il ne subsiste des comploteurs que leur infamie et leur lâcheté. Sachez aussi que si la terreur et l'oppression ont fait les esclaves, c'est leur lâcheté qui les a fait perdurer des siècles durant, avant qu'ils ne soient affranchis de leur asservissement? et vous ne vivrez pas aussi longtemps.

S'il est vrai, comme le disait l'empereur romain Caligula, que « le pouvoir donne ses chances à l'impossible », le pouvoir ouvre aussi la voie, toute béante, à l'avilissement pour son détenteur dépravé. Caligula, Néron et Kadhafi, pour ne citer que ceux-là, ont bien fini dans la poubelle de l'histoire, suicidés pour les uns et assassinés pour les autres? et au suivant !

Béni soit ce beau peuple.

* Professeur - Ecole Nationale Supérieure de Technologie