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Ceci n’est pas une mise au point

par Kamel DAOUD

Un pays est à venir. Il est aujourd’hui possible. Mais nous ne pouvons le construire ni par les radicalités intimes, ni par la reconduction des mœurs du Pouvoir, ni par ce nombrilisme populiste. Lui, le Régime, il aime contrôler les libertés, censurer, s’immiscer dans l’intime conviction, douter et faire douter de la bonne foi. On ne doit pas lui ressembler.
Internet nous a aidés à surmonter le manque de liberté, son impossibilité dans notre pays. Il a été l’instrument de notre triomphe.

On ne doit pas transformer cet outil en espace pour des tribunaux populaires qui s’installent et déjà jugent, condamnent, empoisonnent et lapident.

Aujourd’hui, certains ont prétendu que j’en suis venu à négocier avec un représentant du Régime sur le dos des manifestants. Comme si j’étais un politique, un élu, un chef de parti, un président ou un délégué qui a la possibilité de négocier ou de dialoguer.

J’en fus blessé mais j’ai refusé, par fierté, d’y répondre dans l’immédiat et sous l’injonction de l’affect ou des inquisiteurs. Parce que je n’aime pas me justifier, ni le faire croire, ni me soumettre aux ordres de quelques nouveaux commissaires politiques (je ne l’ai pas fait avec les anciens !). Et je n’ai rien à cacher, ni à me faire pardonner. Fier et libre et révolté. Ce que je vis, ce que je pense, je l’écris et depuis deux décennies. A l’époque des grands silences de certains. Dans mon droit à la singularité, à la différence ou à l’erreur.

Et si j’en parle aujourd’hui, dix jours après, c’est pour trois raisons.

D’abord, sur insistance d’amis, pour éclairer et aider à la lucidité : j’ai rencontré Brahimi Lakhdar à Sciences Po où j’enseigne et où il est bénévole, parfois. Deux fois. Et avant sa mission à Alger et bien sûr hors du cadre de ses consultations tentées et jamais abouti à Alger. Je suis libre de le faire, je ne suis ni représentant d’un mouvement, ni un politique, ni un chef de parti, mais journaliste et écrivain. Je rencontre qui je veux et quand je le décide. Si aujourd’hui au nom d’une révolution on veut me priver, par inquisitions et insultes, de ma liberté, c’est que ce n’est plus une révolution, mais une future dictature qui va seulement changer de personnel. Certains médias électroniques y versent déjà pour décrédibiliser des gens qui ne se casent pas dans leurs projets. Certains journaux électroniques en sont déjà à la diffamation après avoir excellé dans le chantage et le régionalisme pour obtenir l’argent des annonceurs.

Quant à moi, je fais mon métier, j’exerce ma vocation et ma liberté m’est essentielle, pour mes opinions, mes livres et mes chroniques et je n’en rends compte à personne, hier comme demain. J’ai écrit quand beaucoup se taisaient et je vais continuer à écrire alors que certains bavardent et lapident.

L’autre raison, est plus urgente : dénoncer ce climat qui s’installe ou se réveille en nous. Nous avons su entrevoir, dans le chant et la solidarité, la possibilité de vivre ensemble dans nos différences. C’est encore fragile et nous pouvons détruire cet espoir. Les tribunaux populaires d’internet, les insultes et la méfiance radicale envers la bonne foi possible sont un danger pour notre futur. Nous allons provoquer la rupture et l’hésitation chez ceux qui ne nous ont pas rejoints, à force de ce révisionnisme comique. De ces tribunaux rétroactifs sur les uns et les autres. La nouvelle république donnera leur place aux héros, aux fervents, aux militants, mais aussi à ses enfants qui reviennent à la raison, et ses femmes et hommes qui se sont trompés. La radicalité peut nous mener aux pelotons d’exécution. Pas à la Réconciliation.

Il nous faut cesser avec cela. Respecter la liberté, sous toutes ses formes, l’intimité des personnes, refuser l’inquisition et ne pas ressembler à ce Régime. Il n’y pas de vérité, il n’y a que des femmes et des hommes de bonne ou de mauvaise foi. Seuls les morts détiennent la vérité. Et elle leur est inutile. Et si cette révolution commence par ma pendaison, elle ne m’est pas utile, déjà.

Alors sauvons ce que nous n’avons pas encore vécu : la liberté de chacun, son droit de penser, écrire, vivre. Arrêtons avec ce doute et cette fabrication du traître. Arrêtons. Ou partons chacun de son côté. Qu’on en arrive à m’exiger ce que j’ai dit et ce que m’a dit cette personne est un scandale moral. La liberté et la sommation ne sont pas synonymes. Et si j’ai réussi à défendre ma liberté face à un régime et face à ses corruptions durant toute ma vie professionnelle, aujourd’hui je n’irais pas à me justifier devant des tribunaux derrière des écrans. Devant des radicalités anonymes ou devant les procès de quelques agités de l’ordre de mon métier.

Certains juges algériens en sont à se battre pour libérer la Justice de l’injustice et il faut les soutenir. Alors que des amateurs des réseaux se bousculent déjà pour mener les procès de ceux qui ne sont pas comme eux.

Ce pays je l’ai rêvé meilleur, par l’exigence sévère envers les miens et envers ma propre personne. Et je vais continuer. Comme depuis vingt ans.