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Ça sent le cachir là où il y a des baltaguis

par Abdelkader Guerine*

  Le mot «cachir» prend un autre sens en Algérie. Ce n'est pas seulement le saucisson à base de viande, ça désigne aussi une partie d'une population asservie par un Etat, moyennant finance, services divers ou simplement une tranche de cachir.

Ce produit comestible devient le symbole du clientélisme et de la corruption, il définit les gens qui soutiennent un système d'Etat que la majorité de la population rejette, pour des intérêts personnels étroits. Par ailleurs, cette transformation sémantique témoigne de la flexibilité de l'élément linguistique et de son implication dans les faits sociaux, ça explique aussi l'évolution du langage qui s'épanouit à travers les événements, avec lesquels les mots se développent, se détournent vers d'autres figures et se permettent des marges de sens plus larges et des fonds contextuels plus complexes. Le mot «cachir», dans son sens défiguré, prit naissance lors du premier rassemblement des partisans du parti FLN, réunis eux, ainsi que tous les colporteurs de la candidature du Président Bouteflika aux prochaines élections présidentielles. L'ordre du jour était, justement, l'annonce de ce 5e engagement irraisonné. C'était à la Coupole d'Alger. De hautes personnalités étaient présentes à l'événement : des ministres, des chefs de partis politiques, des cadres de l'Etat, des artistes de renommée, mais aussi une majorité d'invités sans aucune motivation politique. Ce dernier type de présents n'était là que pour un petit bakchich. Ils étaient transportés dans des cars de différentes régions du pays, ils avaient pour repas un sandwich au cachir et une bouteille de limonade. Ceux-là ne sont pas des baltaguis, leur rôle, ce jour-là, était de remplir la salle, de faire la foule, car les chefs n'aiment pas se sentir seuls. Les médias qui ont braqué les projecteurs sur cette rencontre populiste sont, aussi, taxés par cet alias anecdotique. En dehors de la Coupole, ce déploiement est regardé comme un non événement pour le reste de la population.

Ainsi, on entend, régulièrement, ici et là, l'expression «les gens du cachir», pour désigner cette espèce de citoyens déroutés des principes fondamentaux de la communauté. Affamés de matière, égoïstes jusqu'à vendre leur peau au diable pour un profit restreint. Mais, si l'expression se retourne souvent, c'est que leur nombre n'est pas négligeable. Ils sont dans la rue, sur les plateaux des télévisions et aussi dans les filets des réseaux sociaux. Ils sont des cadres dans les bonnes sphères de l'Etat, des responsables de différents partis politiques, organismes aux caractères variés, associations de tous types, ou alors des gens simples qui ne savent même pas la raison des services qu'ils rendent à leur parti-pris. Parmi cette classe de gens indésirables, on trouve les «fauteurs de troubles», les casseurs qu'on appelle les « baltaguis». Ce sont souvent des gens violents, une sorte de groupe de mercenaires payés pour casser l'ambiance et créer le doute et la zizanie. Le but, évidemment, est de faire monter les tentions des uns contre les autres et de brouiller les pistes pour détourner l'opinion publique.

A propos du mot «baltagui», c'est aussi un mot qui est né en pleine révolte des Egyptiens pendant ledit printemps arabe dernier. Le mot décrit une catégorie de gens civils qui s'opposaient à la résistance du peuple aux côtés des policiers, on les trouvait dans les fronts les plus avancés des confrontations des rues. Beaucoup d'entre eux étaient capturés et lynchés par les manifestants, plus forts en nombre et en détermination. Ce mot s'est imposé car ce n'est plus le cas d'un fait isolé, c'est devenu un phénomène de société. C'est donc un mot qui fait son chemin à travers le monde. Il faut dire que ça sent le «cachir» là où il y a des «baltaguis».

Partout où l'on va dans les villes d'Algérie, les foules chantent « makach el cachir» lors des manifestations massives, c'est-à-dire qu'il n y a pas de «cachir» ici. Autrement dit, il n y a pas de renégats et de traîtres à la volonté du peuple dans le coin. «Cachir», une métaphore péjorative qui dessine une réalité sociale et politique à la fois. Un mot lourd et inique qui indique une classe discrète et malplaisante de la population, située entre l'autorité dirigeante et le peuple qui revendique l'urgence de son départ. Une minorité mesquine, assujettie aux besognes maléfiques, amoindrie au prix bas d'un casse-croûte de «cachir» échangé contre les vertus solennelles du droit à la liberté. Toutefois, le «cachir» est de moins en moins consommé par les Algériens. Ils le boycottent collectivement comme un signe de refus au pouvoir indésirable. On peut ainsi lire « pas de cachir» sur les vitrines de nombreux bouchers. Cet aliment est désormais moralement perçu comme un objet qui véhicule plein de sensations désagréables. Bien qu'il soit ironique, burlesque même, on y sent une pincée de lyrisme et de colère, une touche de désarroi et d'indignité, une piqûre de panique et un profond ressenti de haine.

*Ecrivain.