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C’est si nouveau pour nous que d’enfin choisir

par Kamel DAOUD

Le Mal est profond. En Algérie, on aime bien le dire, le penser.

Parfois, cette sentence exaspère, ou aboutit au fatalisme. Mais parfois, elle se révèle comme une occasion de dépassement. Aujourd’hui, les Algériens se retrouvent dans la rue, puissants, rassemblés, rieurs et heureux, comme plongés dans le vertige des retrouvailles. Et ils découvrent l’angoissante question du «politique» dont ils ont été depuis toujours dépossédés. Qui est qui ? Qui représente quoi ? Expérience de l’obligation de déléguer pour parler sans cacophonie, mais aussi d’accepter les différences. Le Pouvoir nous a habitué à la pensée unique, le parti unique et la non-pensée unique. Aujourd’hui, pour nous, la différence est inquiétante, nouvelle, angoissante et presque heureuse. On a l’intuition qu’être différent n’est pas être traître mais être riche. Mais cette intuition est encore fragile.

L’angoisse de la représentativité face au Régime, de l’obligation de trouver des «représentants», des porte-parole se heurte à la méfiance. Le Régime a depuis toujours fraudé, corrompu la notion d’élu et de délégué. Elle signifie, depuis des décennies, triche et trahison. Du coup, on en a peur. On veut continuer une Révolution mais sans accepter son aboutissement politique. «Il ne me représente pas» est l’autre slogan triste de «Dégagez». Pire encore, on est dans l’élan de l’absolu : on croit que celui qui va porter notre parole, aujourd’hui, va le faire à vie, pour toujours, alors qu’il s’agit seulement de délégation pour une transition. Une période fixe pour permettre de faire survivre l’Etat et la passion, au temps. La méfiance est de mise mais la transformer en loi est une impasse. On se retrouve, alors, tenté par l’exclusion au nom de l’unanimisme. Et pourtant nous sommes là dans nos différences. Et si nous devons déléguer, nous le ferons avec le prisme large de ces différences, pas avec l’idée de l’absolu et de l’exclusion. Aucun Algérien ne peut représenter toute cette révolution, mais certains peuvent aider à représenter certains de ses courants de fond, corporations, passions, régions, classe d’âge... etc. Il ne faut pas trop se hâter, mais cette voie nous aidera à apprendre ce qu’est le consensus tout en maintenant vives et riches nos différences. Un pays n’est pas la terre uniquement. C’est cet équilibre qui vous maintient debout ou vivant, entre les mille contradictions de l’apesanteur, de l’histoire, des langues et des cultures. Un pays, c’est un choix de vivre ensemble et pas un lot de terrain morcelé.

Cela fait donc peur cette question de la représentation et du soupçon, réveille la paranoïa, le doute sur la bonne foi des autres, le malheur. Et cela se comprend. Nous avons été soumis au conditionnement de ce régime depuis l’indépendance. Nous avons été dépossédés du choix si longtemps, qu’aujourd’hui il en devient angoisse. Nous avons été poussés à nous exclure, les uns les autres, au nom de beaucoup de choses et cela n’est pas facile à oublier.

Pourtant, la possibilité de guérison est là : il suffit juste de remplacer l’affect par la raison et le souci de ne pas être trahi, par le souci de ne pas trahir nos descendants.

Tant de choses à rétablir et à guérir : l’effort, le salaire, le corps, la confiance, la différence, le désir, l’acceptation, la souveraineté et la vraie, la grande réconciliation. Pas celle des milices et du Régime. Nous avons déjà montré que l’on peut marcher tous ensemble, on peut démontrer que nous pouvons continuer. Le ton peut paraître sentencieux, mais ce n’est pas le but. Le chroniqueur essaye juste d’apporter sa réflexion sur ce qui le concerne : le pays où il vit et où il mise sa vie et celle des siens et de ses enfants. Une réflexion pour empêcher une pente dangereuse : nous ne pouvons pas demander le départ du Régime et reconduire ses tares, ses cultures, sa méfiance, ses inquisitions, ses diffamations et son mépris. Nous ne devons plus ressembler à ces gens-là. Je me dis, avec imprudence, que peut-être, que chaque fois que nous devons faire un choix, examinons ce que fait ce Régime depuis toujours et faisons le contraire. Souvent.