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Une alternative cruciale: Sauvegarder le système politique ou sauver la Nation ?

par Mourad Benachenhou

Il apparaît de plus en plus évident que certains cercles du Pouvoir tiennent à revenir à tout prix au bon vieux temps où les deux devises politiques étaient : «Ne cherche pas à comprendre,» et «Ou ça passe, ou ça casse.»

L'Algérie de l'Etat patrimonial et du Parti unique est du passé

On n'a nul besoin d'être un expert en sciences politiques pour constater que ces devises n'ont plus cours, car elles ont été démonétisées par l'évolution historique normale de la société algérienne, qui n'accepte plus le paternalisme patrimonial du système politique absolutiste, hérité de la lutte contre le système colonial : parce que l'ancienne légitimité, qui a constitué la source du pouvoir politique a perdu de sa force, vu les changements dans les circonstances historiques du pays, où le problème de la libération nationale ne se pose plus, grâce aux sacrifices du peuple algérien comme aux qualités de leadership qu'ont démontrées les représentants de ce peuple, durant la dernière phase de cette lutte. Il était naturel que le peuple algérien fasse confiance à ceux qui avaient conduit cette lutte avec succès, et qu'il ait accepté, sans beaucoup de résistance, d'être gouverné par un système politique fortement concentré entre les mains d'un seul groupe, dont les membres avaient atteint la prééminence au cours de cette lutte. Le problème historique de l'époque justifiait cette concentration de pouvoir. Il fallait reconstruire l'Etat national dans sa forme moderne, et consolider ses structures. Cette mission a été accomplie avec les succès et les échecs qui constituent la nature de toute entreprise humaine ; mais également parce les aspirations et les besoins des Algériens, dans cette nouvelle phase de l'histoire, ont totalement changé. Comme partout dans le monde, toutes choses étant égales par ailleurs, les goûts et les mœurs ont évolué profondément, du fait même de l'accélération de la mondialisation des opinions publiques, grâce à l'Internet et à la facilitation des contacts entre les sociétés par l'intermédiaire des outils de communication qu'il a créés. Les modèles de consommation se sont mondialisés, tout comme les modèles de gestion optimale des potentialités humaines de chaque Nation, fondements de la richesse et de la puissance des Etats, car, qu'on l'accepte ou non, la maîtrise des technologies nouvelles implique une liberté de pensée, d'action et d'entreprise incompatible avec un système de gouvernance politique, même s'il est imparfaitement totalitaire ; parce que, finalement, les dangereux défis mondiaux qu'affronte l'Algérie appellent à une mobilisation des énergies de la Nation, mobilisation qui passe par une gouvernance transparente des affaires de l'Etat, et une participation libre, volontaire, pleine, entière, sans contraintes, des citoyens à la gestion des affaires publiques, et selon des règles qui ne changent pas au gré des intérêts ou des caprices de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir. Il s'agit de savoir si ce qui compte le plus dans le contexte actuel, qu'il soit de dimension nationale, ou internationale, c'est la survie politique d'un groupe au pouvoir, ou la survie de la Nation, entourée de menaces multidimensionnelles qui constituent des risques tant pour l'intégrité du territoire que pour les spécificités linguistiques, culturelles, sociologiques propres au peuple algérien et le distinguant des autres peuples du monde.

Une Constitution conçue dans le secret et modifiée unilatéralement, selon les calculs politiques opaques circonstanciels

Il faut rappeler, encore une fois, que la Constitution, qui est censée refléter l'évolution politique du pays, et donc une volonté populaire de changer le mode de gouvernance, présente un défaut majeur, au-delà des dispositions qu'elle contient : elle a été établie, non par une procédure de consultation populaire large et transparente, pleinement représentative de la volonté du peuple, et sous la forme d'une Assemblée constituante élue, mais par un mécanisme opaque, de caractère, à la fois, politique et technique, aux lignes de force définies par des directives données par des « décideurs », et un travail de rédaction effectué, de manière plus ou moins originale, par des juristes spécialisés dans le droit constitutionnel.

De plus, cette Constitution, loin d'avoir la caractéristique primordiale d'un document pérenne très difficile à modifier, a été remaniée quatre fois au cours de ces vingt dernière années, au gré des calculs de pouvoir ou des besoins politiques circonstanciels, et non de revendications exprimées par le « peuple, » ou comme conséquence naturelle d'un changement radical de régime politique.

La Constitution n'est pas un menu au choix

Malgré ces défauts patents, qui ont fait de la Constitution un règlement intérieur de caractère privé, que ses « propriétaires » établissent, modifient ou ajustent en fonction de leurs propres desiderata, il n'en demeure pas moins qu'elle est le document qui fait force de loi en matière de gouvernance du pays. Dès lors que ce document juridique est établi unilatéralement par les « décideurs, » quelle que soit, par ailleurs, la composition réelle que couvre ce terme, ceux-ci n'ont aucune justification pour en violer les termes, quelque difficulté que pose pour eux l'application de telle ou telle clause. Chacun des articles de cette Constitution a été certainement pesé et repesé par ses rédacteurs et ceux qui ont pris la décision finale de l'adopter, avant sa présentation à des assemblées, plus ou moins, représentatives de la « volonté populaire, » mais contrôlées entièrement par les cercles du pouvoir. Donc, en toute logique, qu'elle soit d'essence juridique ou politique, aucune stipulation de cette Constitution ne devrait poser problème pour ceux qui en déterminent la mise en œuvre. Pour préserver la crédibilité de ce document établi unilatéralement, ces hommes du pouvoir n'avaient aucun intérêt politique à en violer une clause quelconque, qui remettrait en cause la base juridique de leur pouvoir, la source de leur légitimité politique et de la légalité de leur droit de gouverner. Il faut ajouter à ces observations que la Constitution n'est pas un menu au choix. C'est une construction juridique dont chaque pierre que représentent les clauses, est importante pour la solidité de l'édifice. On ne peut pas veiller à l'intégrité d'une clause, par son strict respect et violer une autre clause, sans porter préjudice à l'ensemble de la Constitution. Dès lors qu'on ignore une de ses clauses, si secondaire pourrait-elle apparaître, l'édifice constitutionnel s'effondre, car il perd de son intégrité juridique et politique.

Une Constitution suspendue de fait et de droit

En fait, le pays vit donc dans une situation de « coup d'Etat permanent » malgré les apparences, qui laissent croire à un état normal des choses, où chaque institution jouerait, en pleine et entière logique constitutionnelle, son rôle. Paradoxalement, c'est la rue qui, maintenant, détient, en tant que reflet des aspirations et des demandes du peuple, la seule autorité légitime ressortissant de l'esprit et de la lettre de la Constitution. Tous les pouvoirs constitutionnels sont dissous, à l'exception du pouvoir populaire. S'il y a une menace à la stabilité et à la sécurité de la Nation, ce n'est pas dans les manifestations populaires, spontanées et pacifiques qu'elle a sa source ou qu'elle se manifeste, c'est dans la suspension, de facto et de jure, de la Constitution qu'elle se trouve.

En conclusion, le seul pouvoir légitime restant: celui du Peuple

On ne peut pas mettre sens dessus-dessous l'état réel des choses ?telles qu'elles se présentent, à la fois, juridiquement et dans les faits,- pour justifier des mesures de répression, des manœuvres de tergiversation ou des ruses d'évitement.

La Constitution, pourtant octroyée, parce que non établie par une Assemblée constituante élue, mais imposée unilatéralement par les autorités publiques, est plus respectée par les manifestants que par ceux qui sont supposés la défendre. Tant que cette situation d'inconstitutionnalité de la gouvernance du pays dure, les manifestations sont légitimes, et même légalement fondées, car conformes à l'esprit et la lettre de la Constitution, dans sa version officielle actuelle, qui affirme que : « Article 7. Le Peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple. » Cette source continue à exister, même si tout le reste de cette Constitution est devenu lettre morte à la suite des décisions récentes prises au sommet. La source populaire du pouvoir politique ne tarit jamais, par définition. Jusqu'à présent, les autorités publiques ont ignoré cette réalité constitutionnelle fondamentale et fondatrice, et s'obstinent à faire comme si elle n'avait pas changé définitivement les donnes politiques et ouvert une nouvelle ère dans l'histoire du pays. Pour combien de temps vont-elles faire la sourde oreille et s'aveugler à ne pas reconnaître cette nouvelle réalité constitutionnelle ? Et avec quelles conséquences ? L'avenir seul nous le dira.