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Une classe politique dévalorisée par les évènements

par Mourad Benachenhou

On peut considérer comme malheureuse la cité qui, n'étant pas tombée aux mains d'un sage législateur, est obligée de rétablir elle-même l'ordre dans son sein.

Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est celle qui se trouve plus éloignée de l'ordre ; et celle-là en est plus éloignée dont les institutions se trouvent toutes détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son but parfait et véritable, car il est presque impossible qu'elle trouve dans cette position quelque événement heureux qui rétablisse l'ordre dans son sein, Celles, au contraire, dont la constitution est imparfaite, mais dont les principes sont bons et susceptibles de s'améliorer, peuvent, suivant le cours des événements, s'élever jusqu'à la perfection. Mais on doit être persuadé que jamais les réformes ne se feront sans danger, car la plupart des hommes ne se plient pas volontiers à une loi nouvelle, lorsqu'elle établit dans la cité un nouvel ordre des choses auquel ils ne sentent pas la nécessité de se soumettre ; et cette nécessité n'arrivant jamais sans périls.( Machiavel, «Discours sur la Première Décade de Tite-Live, Traduction Jean-Vincent Perier, Charpentier, 1855)

Les manifestations actuelles sont d'une ampleur telle, et mobilisent un nombre tel de participants qu'elles n'ont pas besoin d'être accompagnées d'actes de vandalisme, et de destructions de propriété publique ou privée, pour donner la preuve qu'elles expriment réellement et sans contestation possible une écrasante majorité de l'opinion publique.

Rejeter résolument la violence

Tout acte de violence unilatérale, ou en riposte à des provocations, constitue un aveu de faiblesse et pourrait faire le jeu de ceux qui, ça et là, sont à la recherche d'une opportunité pour créer une atmosphère d'émeute qui justifierait des mesures violentes destinées à ramener l'ordre.

On n'a nullement besoin, dans le contexte de cette mobilisation spontanée, forte et unanime, d'avoir recours à des actions qui, loin d'accentuer la pression sur les autorités publiques, pourraient décrédibiliser les manifestants et feraient apparaître comme légitimes des interventions des forces de l'ordre autrement plus puissantes qu'elles ne le sont jusqu'à présent, et à donner aux autorités publiques l'opportunité de reprendre la main en translatant les évènements actuels de leur signification politique à des preuves de menaces à l'ordre public pouvant créer un risque d'effondrement de l'Etat et d'anarchie généralisée.

Les manifestations sont suffisamment puissantes pour que leur message soit clair, et qu'il n'exige aucunement des débordements fâcheux, propres à être exploités par ceux qui ne veulent pas que du bien pour le peuple algérien, ou qui pourraient prétexter de ces dérives pour justifier le maintien du statu-quo politique, contraire donc aux espoirs exprimés par cette mobilisation populaire. La démonstration de force n'a pas besoin de violence pour imposer ses vues.

L'émeute et la destruction de la propriété publique ou privée : des actes qui affaiblissent la puissance de la mobilisation populaire

Ceux qui poussent à l'émeute aident, qu'ils y visent ou non, le statisme des gouvernants, et constituent des preuves de manque de maturité politique peu propice à faire évoluer le système politique dans le sens d'une plus grande transparence, d'une plus intense participation populaire, et d'une plus forte légitimité dans la gouvernance.

Même les appels à la grève générale sont actuellement hors de propos et ne servent strictement à rien, car elles, aussi, vont dans le sens que les autorités pourraient vouloir faire prendre aux évènements.

L'appel à la grève générale : un acte politique prématuré

Il s'agit, par cette voie, de rien d'autre que d'épuiser rapidement la puissance des manifestations publiques, en dérivant les efforts en cours -destinées à forcer les autorités à changer de cap- vers un combat marginal pour le contrôle total de toutes les activités de la population, objectif qui, actuellement, ne rime à rien parce qu'il n'ajoute rien à la force du message des manifestants.

Cet appel à la grève générale, d'où qu'il vienne, est soit le fruit d'esprits mal armés pour comprendre le mouvement populaire actuel, ou simplement une tentative clandestine, manipulée par des officines cachées, de casser le mouvement, en le poussant à des combats marginaux qui n'ajoutent rien à la puissance de la pression populaire, et risquent d'aliéner inutilement, si ce n'est de l'effrayer, une partie de la population qui, pourtant, appuie sincèrement le mouvement et ses objectifs.

Ne pas perturber inutilement la vie quotidienne des citoyens

Dans le contexte actuel, si favorable à ceux qui veulent du changement dans la gouvernance du pays, les tentatives de perturber la vie quotidienne des citoyens sont contre-productives et de fait risqueraient d'ouvrir une brèche dans l'unanimité populaire, brèche offerte aux partisans du statu-quo, qui n'ont pas encore dit leur dernier mot.

Une mobilisation encore au stade de la spontanéité

Il faut reconnaître que cette mobilisation reste encore au stade de la spontanéité, et n'a pas d'autres slogans que ceux imaginés par ses participants, et d'autre leadership que celui du moment, anonyme et changeant selon les circonstances.

Cette spontanéité a du bon et du mauvais. Elle est bonne dans la mesure où elle permet à toutes les tendances qui animent les participants à exprimer leurs vues à travers les slogans qu'ils crient ou les banderoles qu'ils arborent, en plus du drapeau national.

Mais, de l'autre côté, l'absence d'encadrement politique laisse planer le risque d'accaparement de cette force, qui bouge, par des tendances qui pourraient être loin de correspondre aux objectifs partagés des manifestants.

Des partis d'opposition nuls et non avenus

Il faut reconnaître et souligner que les institutions politiques censées représenter des courants d'opinion, ou des idéologies spécifiques opposées au système en place, ont prouvé, dans ces circonstances, leur peu d'impact sur la population.

Elles apparaissent comme des regroupements artificiels, sans vie et sans voie, montés pour répondre à des exigences juridiques imposées par les pouvoirs publiques pour ce genre d'activités. Elles n'ont pas d'âme propre les distinguant les unes des autres, à part les proclamations de leurs leaders prétendant adhérer à tel ou tel courant philosophique ou idéologique.

Lorsqu'on analyse avec un tant soit peu d'attention leurs déclarations, on constate qu'ils se ressemblent tous dans leur stratégie, au-delà des choix de pensées politiques qu'ils affichent.

Il est tout de même étrange que ceux qui se proclament laïcs se trouvent des «atomes crochus» avec ceux qui ne jurent que par le «Livre Sacré» qu'ils ont d'ailleurs peine à relire en fonction des leçons de l'histoire et de l'évolution des mœurs et du monde. ?uvrent-ils vraiment pour la rupture ? Ou font-ils du rentrisme dont le seul objectif est le partage du pouvoir avec les autorités en place ?

Ces questions qui paraissent impertinentes, ou même injustes et injustifiées, trouvent leur validité dans les lignes directrices des multiples projets mis en avant et qui tous laissent pointer une attitude servile à l'égard des autorités publiques, servilité accompagnée de critiques acerbes contre ces mêmes autorités.

L'intuition populaire a compris cette ambiguïté des actions des «partis de l'opposition», ce qui explique à la fois le peu d'attention portée à leurs proclamations et le refus d'accepter leur leadership. Cette ambiguïté est d'autant plus apparente que, parmi ces «opposants» on trouve des figures de proue du système qu'elles rejettent, non pas par conviction, mais par dépits d'avoir été éloignées de son grand mangeoire. Il est difficile de croire que ces personnalités soient mues par des sentiments de repentance et qu'elles aient, selon l'expression populaire «viré leur cuti», alors qu'elles continuent à se réclamer des postes politiques d'autorité qu'elles ont occupés dans la hiérarchie du pouvoir, pendant des décennies, et qu'elles ont atteints, non pas debout et pour défendre des convictions, mais en rampant et en intriguant et à force de mensonges et de duplicité, si ce n'est de fourberie.

On attend d'eux qu'ils sacrifient tous les avantages sociaux, matériels et financiers qu'ils ont pu collecter du fait de leur contribution au maintien et à la défense du système, pour se convaincre que vraiment ils ont coupé avec lui parce que, réellement, ils sont convaincus qu'il présenterait des défauts majeurs dictant sa disparition. Ils ne peuvent pas à la fois continuer à manger le «casse-croûte» du système et l'insulter, ou cracher dans sa soupe qu'ils ont allégrement mangée, tout en s'abreuvant de l'élixir du pouvoir et du prestige social qu'il leur a offert.

Des photos-ops de «personnalités» de différentes options politiques ne sont pas des preuves de représentativité ou même d'opposition réelle aux pouvoirs en place. Ce sont des actes de vanité sans aucune signification politique, et les réunions de ces «opposants» ressortissent plus du théâtre et du «m'as-tu-vu» que de l'action politique ferme et convaincue.

Les pitoyables appels à l'unité de la part de certains qui n'ont comme autre légitimité et justification d'autorité politique que celle qui proviennent de titres collés à eux par un système politique qu'ils font semblant de haïr, sont une preuve suffisante pour invalider toute tentative qu'ils feraient pour prouver qu'ils constituent des alternatives raisonnables et crédibles.

Si ce système est si mauvais que cela et, comme ils ont apporté à sa pérennisation une contribution dont il a reconnu le mérite par les titres qu'il leur a conférés, ces titres même ne constituent pas une preuve de leurs qualifications politiques pour constituer une alternative de rupture, mais seulement un certificat de bonne conduite délivré par le système qui les a employés, certificat à la validité limitée et sans valeur universelle.

On ne peut pas à la fois proclamer que l'examinateur est mauvais et, dans la même volée ou presque, se réclamer avec fierté du titre qu'on a obtenu grâce à lui.

On n'abordera pas ici, et de nouveau, le problème des «partis présidentiels» pour la bonne raison que leur impéritie a tellement été prouvée par les manifestations populaires actuels, qu'on n'a nullement besoin de répéter la question impertinente suivante : Au fait, à part leur contribution à la part de la Consommation des Ménages dans le Produit Intérieur Brut, a quoi servent-ils ?

En conclusion, il y a eu une politique délibérée ayant pour objectif de désertifier le système de représentativité populaire, mais on ne peut pas totalement mettre le blâme sur les autorités politiques centrales.

La médiocrité du leadership des partis «d'opposition» est d'ordre générique, dans le sens où ils ont été incapables de concevoir des programmes et des mots d'ordre leur permettant d'attirer en masse tant l'élite intellectuelle que les militants de base, si indispensables pour la force de la représentativité de ces partis et de leur insertion dans le tissu social normal du peuple algérien.

Le mauvais élève se plaint toujours de ses outils et de ses maîtres, et le mauvais parti fait porter tout le blâme aux autorités publiques. Le sursaut populaire spontané est la manifestation incontestable de l'esprit responsable du peuple algérien et de sa maturité, comme de sa capacité de se prendre en charge, malgré le vide politique et la médiocrité de la classe politique, toutes tendances incluses.