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Le cahier du non-Maghreb

par Akram Belkaïd, Paris

L’affaire et le titre de cette chronique pourraient faire sourire. Pourtant, le dossier est emblématique de l’incapacité des pays du Maghreb central à ouvrir leurs économies au profit de leurs voisins immédiats. De quoi s’agit-il ? En mai 2017, les autorités marocaines de la concurrence ouvrent une enquête antidumping à l’encontre des fabricants de cahiers tunisiens et cela à la suite d’une plainte de trois producteurs locaux (Papaf, Med Paper et Promograph). Quelques mois plus tard, Rabat décide d’imposer des taxes variant entre 33% et 127% sur les cahiers fabriqués en Tunisie. L’accusation de dumping, autrement dit de vente à perte pour gagner des parts de marché, est donc retenue au grand dam des producteurs tunisiens.

Accusation de dumping

En mai 2018, l’administration des douanes et impôts indirects du Maroc officialise la mise en place d’une taxe antidumping pour une durée de 4 mois dans une fourchette allant de 33% à 51,06%. Enfin, début janvier, le bulletin officiel du Royaume publie un arrêté qui stipule que les taux finaux appliqués aux cahiers tunisiens seront de 15,69% sur les exportations du fabricant Stipec et de 27,71% pour celles de Sotefi et d’autres sociétés tunisiennes. Tout aussi important, le texte fixe à cinq ans la durée d’application de ces taxes antidumping.

L’affaire, on s’en doute, n’en restera certainement pas là. D’abord, parce que les producteurs marocains estiment ne pas avoir été suffisamment écoutés. L’Association des fabricants marocains de cahiers (AFMC) demande ainsi des taxes plus importantes en raison des pratiques « agressives » de leurs concurrents tunisiens. Pour l’AFMC, le niveau de taxe n’est pas suffisamment important pour dissuader les exportateurs tunisiens et donc pour protéger l’industrie marocaine du cahier. De son côté, la Tunisie accuse le Maroc d’avoir conduit une analyse partiale concernant l’existence ou non de dumping. Selon Tunis, le problème résiderait d’abord dans l’incapacité de la production marocaine d’être au niveau des attentes des consommateurs. C’est ce qui expliquerait pourquoi le marché marocain représente 80% des exportations tunisiennes.

Par ailleurs, la Tunisie a officiellement déposé une demande auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) afin que l’institution facilite la reprise des négociations entre Tunis et Rabat au sujet des taxes antidumping. En règle générale, il s’agit de la première étape avant une aggravation du contentieux, Tunis pouvant demander à l’OMC de trancher par le biais de son organe de règlement des différends.

De l’intérêt du libre-échange

Que nous dit cette affaire ? Tout simplement que les discours sur le libre-commerce et l’établissement de zones de libre-échange ne résistent pas aux priorités nationales. Dans des pays à fort développement démographique, le cahier est un produit important et constitue une chasse gardée pour quelques opérateurs, souvent privilégiés par le système mais qui ne se font aucun cadeau. Dans un monde idéal, le contentieux aurait pu être réglé au sein d’une instance de l’Union du Maghreb arabe (UMA); or, tout le monde sait à quoi s’en tenir à propos de cette organisation.

Mais, de façon plus générale, cette affaire doit faire réfléchir les Maghrébins sur les vertus supposées du libre-échange et aux conséquences de la sacralisation de la concurrence à n’importe quel prix. Nos pays ont besoin de s’industrialiser car c’est la seule manière de développer l’emploi. On dira qu’il s’agit d’une recette du passé mais regardons ce qui se passe en Europe et mesurons les conséquences politiques de la désindustrialisation engendrée par la mondialisation. Il n’y a donc rien de mal à vouloir protéger sa production mais rien ne devrait empêcher les producteurs tunisiens de s’installer au Maroc et d’y vendre leur savoir-faire.