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L'ultime ruse de Machiavel

par Mourad Benachenhou

Le 19 Juin 1965 à 9 heures du matin, le Bureau Politique du FLN devait se réunir au siège du Parti Unique, Place Emir Abdelkader, et sous la Présidence de Ahmed Benbella, alors Président de la République et Secrétaire général de ce Parti.

Le seul point à l'ordre du jour était l'exclusion de Houari Boumédiene, ministre de la Défense, Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires Etrangères, Chérif Belkacem, ministre de l'Orientation Nationale et Ahmed Médeghri, ministre de l'Intérieur. La convocation écrite de cette réunion visait les statuts du Parti unique, tels que décidés par le Congrès d'Avril 1964.

Un coup d'Etat militaire, fondateur du système politique actuel

L'histoire rapportera que cette réunion n'a jamais eu lieu, car les quatre responsables politiques qui devaient faire l'objet de cette expulsion, s'y étaient préparés et avaient décidé de renverser, par la force militaire le Président et Secrétaire général du Parti.

Il ne s'agit nullement ici de rapporter toutes les péripéties qui ont conduit à ce coup d'état militaire, le second en trois années, puisque le GPRA, qui avait conduit avec succès la guerre de libération nationale, dans sa dernière phase, avait été balayé de la même façon.

On ne tentera pas de défendre la victime de ce second coup d'Etat, ni de trouver des justifications à cet acte éminemment contraire aux règles des institutions étatiques de l'époque, ni même de condamner ses « perpétrateurs » pour avoir suivi une autre voie que celle de la fameuse « légalité révolutionnaire, » qui était le principe de gouvernance hautement proclamé à l'époque.

Donc le lecteur ne trouvera pas ici une nouvelle revue historique de la litanie des accusations lancées contre le style de leadership de Benbella, bien qu'il faille rappeler qu'un des porte-paroles de ce coup d'état avait promis un « livre blanc » détaillant la liste des décisions et actes par lesquels Benbella avait violé cette « légalité révolutionnaire » et méritait d'être écarté du pouvoir et d'être embastillé, sans jugement, pendant quelques deux décennies.

Tous les acteurs de ce coup d'état ont été rappelés depuis longtemps par Dieu, et qu'ils reposent en paix. De ce groupe des «Quatre, il ne reste plus qu'un survivant, auquel on ne peut que souhaiter une longue vie.

Et pourtant, ce «livre blanc» n'a jamais vu le jour !

Quelles Motivations Derrière Le Coup d'Etat du 19 Juin ?

Faut-il en conclure que ce coup d'état n'avait pas besoin de se justifier par des preuves contenues dans un rapport officiel détaillé, vu qu'il constituait un acte politique essentiellement dicté par des considérations idéologiques, la Révolution étant, du point de vu des « militants » du parti unique de l'époque, menacée par un « déviationniste populiste et adepte du pouvoir personnel, » selon les qualificatifs qui ont été collés à Benbella ? Ou s'agissait-il d'un acte d'auto-défense légitime mené par les personnes condamnées à l'exclusion du système politique, donc ne dictant pas la nécessité de le justifier par une multitude de preuves ? Il est vrai que ces quatre personnages pouvaient affirmer que le pouvoir leur appartenait encore plus qu'à Benbella, puisqu'il n'avait réussi à accéder au pouvoir suprême après l'indépendance que grâce à l'appui du commandement militaire dont ils étaient les détenteurs. La réponse à ces questions légitimes est dans « la tarte aux pommes, » selon l'expression connue, c'est ?à- dire dans le mode de gestion poursuivi par les auteurs du coup d'état, et qui contredit la déclaration du 19 Juin, censée définir leurs propres vues de ce que devait être la gouvernance du pays.

La Déclaration du 19 Juin, un document d'une rare fourberie politique

Si l'on se réfère à la déclaration lue à la télévision nationale le 19 Juin 1965, vers 12 :15, et sur un écran où ne se voyait que le drapeau national flottant au vent, on est conduit à applaudir à ce mouvement de « redressement, » ou « intifada, » qui voulait remettre le cours de la Révolution sur sa direction originelle. Ce document est d'une importante historique centrale, puisqu'il constitue l'acte de naissance du système politique sous lequel vit encore l'Algérie cinquante quatre ans après sa diffusion « urbi et orbi », et quelque 57 années après le cessez-le-feu qui mettait fin , non à sept années de luttes, mais à 132 années de combats, de souffrance, d'humiliation et de pillage colonial.

Donc chaque mot de ce document garde son poids dans l'actualité qui est vécue par les nouvelles générations, bien qu'elles n'aient pas connu les affres de la lutte de libération nationale, ni les tribulations qui ont accompagné son issue finale.

Cette déclaration était présentée comme un programme politique, définissant une nouvelle gouvernance de la Révolution, gouvernance fondée sur des institutions résistant au passage des hommes, et rejetant définitivement ce qui était reproché à Benbella, la personnalisation du pouvoir politique, le culte de la personnalité, et l'improvisation dans le gouvernement du pays. Ce document insiste particulièrement sur le fait que Benbella avait exercé le pouvoir sans considération pour les institutions qui étaient chargées de veiller à ce que le cours de la « Révolution » ne soit pas détourné. Les auteurs du coup d'état promettaient de substituer à l'accaparement du pouvoir politique d'un seul, un système de gestion des affaires de la Nation fondée sur le partage des responsabilités, le consensus , appuyé sur des institutions pérennes, fonctionnant dans la transparence la plus totale, et animée par le principe de « centralisme démocratique, » quel que soit le sens donné à cette expression aussi vague qu'ambiguë, car se référant à deux termes contradictoires : d'un côté, le centralisme reflétant une pyramide dont l'autorité suprême détenait tous les pouvoirs, et de l'autre la démocratie qui implique des institutions représentatives librement élues par les citoyens, une séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, séparation incompatible par définition le centralisme.

Voici la pièce maitresse de cette déclaration, faite au nom du « Conseil de la Révolution :

«Quelle que soit la forme que peut prendre la confusion des pouvoirs, elle ne peut permettre de disposer du pays et des affaires publiques dont on a la charge comme d'une propriété personnelle et privée.

Le bilan est lourd et combien significatif :

La mauvaise gestion du patrimoine national, la dilapidation des deniers publics, l'instabilité, la démagogie, l'anarchie, le mensonge et l'improvisation se sont imposés comme procédés de gouvernement. Par la menace, le chantage, le viol des libertés individuelles et l'incertitude du lendemain, l'on s'est proposé de réduire les uns à la docilité, les autres à la peur, au silence et à la résignation.

Le pouvoir personnel, aujourd'hui consacré, toutes les institutions nationales et régionales du Parti et de l'Etat se trouvent à la merci d'un seul homme qui confère les responsabilités à sa guise, fait et défait selon une tactique malsaine et improvisée les organismes dirigeants, impose les options et les hommes selon l'humeur du montent, les caprices et le bon plaisir. »

Cette analyse sans concession du mode de gouvernement reproché à Benbella impliquait que les auteurs du coup d'état militaire, et plus spécifique son leader incontesté, le colonel Houari Boumédiéne, allaient agir de manière déterminée, pour redresser, dans leur style de gouvernance, toutes les déviations qu'ils avaient décelées dans le style de gouvernance de celui qu'ils avaient chassé du pouvoir et emprisonné de manière arbitraire sans décision de justice, ce qui constituait déjà la première violation de leur déclaration de principes de gouvernance idéale.

La Constitution de 1976, une violation flagrante des principes de La Déclaration du 19 Juin 1965

On sait que Boumédiene a régné , sans partage, pendant toute la durée de sa présence à la tête de l'Etat, jusqu'au 25 Décembre 1978, date de sa mort, que l'Algérie a du attendre 11 années après le coups d'état militaire, pour enfin avoir une constitution et une assemblée nationale, élue, mais composée uniquement de membres du « parti unique, » qui n'était que la symbolique feuille de vigne cachant un pouvoir essentiellement personnel. Cette constitution a été la matrice du système constitutionnel, perpétré à travers toutes les amendements et révisions constitutionnelles qu'elle a subies, y compris les toutes dernières, que ce soit dans les textes ou dans leurs interprétations ou leur pratique, même après l'ouverture politique en trompe l'œil de 1988. On change les textes constitutionnels, on permet au peuple de bavarder, mais le mode de gouvernance reste le même! Donc, rétroactivement ce document, dont les auteurs se prétendaient défenseurs d'un système institutionnel « démocratique, » rejetant de manière absolue le pouvoir personnel, peut être jugé , en fait, comme une œuvre de fourberie politique ayant peu d'équivalent dans l'histoire du monde, une déclaration aussitôt violée que proclamée, qui laisse le moindre observateur douter de la sincérité de ses auteurs, et révèle la vraie motivation derrière le coup d'état, motivation de survie politique plus que de volonté de redressement du cours de la « révolution, » dévié par le style de gouvernance de Benbella. Malgré les moult changements constitutionnels, il semble bien que le dirigeant suprême du pays, un des animateurs du coup d'état de 1965, n'a pas changé d'un iota le mode de gouvernance hérité de la période de Boumédiéne, dont il s'est prétendu l'héritier, révélant ainsi que sa conception de l'Etat est celle d'une propriété privée, non celle d'un état moderne fondé sur des institutions.

La candidature au cinquième mandat: une preuve supplémentaire de la pérennité des pratiques politiques condamnées par la Déclaration du 19 Juin

Deux preuves supplémentaires de cette « stabilité » dans le mode de gouvernance du pays depuis Juin 1965 : la candidature au cinquième mandat, et plus encore la lettre adressée à la Nation. Pour le premier point, il faudra attendre la décision du conseil constitutionnel pour tirer la conclusion définitive.

Mais, la preuve la plus importante de cette analyse, et la « lettre à la Nation ». Cette lettre où le candidat au cinquième mandat tente de justifier son dépôt de dossier, ressortit exactement de la même stratégie que la déclaration du 19 Juin : promettre de redresser les déviations individualistes dans la gestion du pouvoir, tout en affirmant que son auteur réel ou présumé reste le maitre du pays, qu'il a sa propre démarche pour corriger ses abus de pouvoir, qu'il est le seul capable de se corriger, sans considération pour l'opinion de la population, ou de la société civile, écartée d'avance par une démarche dont le contrôle demeure entre les mains de ce candidat.

Car, ce qui apparait à travers cette lettre, qui constitue une humiliation de plus pour le peuple algérien, c'est que le candidat veut lui-même gérer sa succession, par conférence nationale interposée, dont la composition sera manipulée pour qu'elle arrive aux conclusions et aux solutions même qu'il aura , lui-même, ou ceux qui tirent les ficelles, qui assurera que son successeur ne tentera pas de le présenter aux yeux de l'histoire sous un aspect peu reluisant, sans compter les débordements des règlements de compte qui suivent les régimes dictatoriaux.

En conclusion

La déclaration du 19 Juin 1965 contenait des promesses politiques qui jusqu'à présent n'ont pas été tenues. Le style de gouvernance reproché au chef politique de l'époque par les auteurs du coup d'état du 19 juin, dont cette déclaration a fait un procès sans concession, se perpétue jusqu'à présent. Le chef d'état actuel a aussi peu de tendance à partager son pouvoir que Benbella, Boumédiéne et tous ceux qui les ont suivis.

Les institutions constitutionnellement établies ne sont qu'autant de paravents cachant la réalité d'un pouvoir hypercentralisé entre les mains d'un seul homme, qui n'a aucun considération pour les avis et opinions de la population et de ses représentants, quelle que soit leurs qualités personnelles ou leurs fonctions. La dernière preuve de l'absence d'institutions pouvant contrebalancer le pouvoir au sommet, est la candidature du chef d'état actuel à sa propre réélection, alors que, depuis quelques huit années, il ne jouit plus du contrôle de ses membres comme de sa parole, ce qui l'empêche d'assumer pleinement ses fonctions.

Cette candidature a été présentée au Conseil Constitutionnel dans des conditions, qui, de l'avis d'autorités publiques et d'experts constitutionnalistes, violent tant ce document législatif suprême, mais aussi les lois et règlements électoraux pourtant ratifiés par ce candidat et publiés au Journal Officiel.

De plus, pour justifier sa candidature, il adresse une lettre à la nation où il reconnait implicitement qu'il a erré dans son mode de gouvernance, et qu'il est disposé à y remédier à condition qu'on lui laisse quelques mois ou quelques années de plus au pouvoir.

Cette lettre, par son contenu, insulte le bon sens du peuple algérien, car elle apparait comme la dernière ruse d'un homme politique sentant sa fin prochaine. Il a eu vingt années de traversée du désert pour réfléchir aux problèmes du pays ; ensuite il a eu vingt années de pouvoir sans partage pour changer le mode de gouvernance du pays ! Et il prétend que, si on lui accorde un quart d'heure supplémentaire, il va finalement retrouver son « chemin de Damas, et sortir enfin le pays du marasme politico-économique qu'il connait, en consultation avec les membres d'une Conférence nationale, qu'il concevra, composera, et gérera directement. En fait, ce qui apparait à travers cette lettre c'est le refus de lâcher le pouvoir sans s'assurer que ses successeurs seront désignés directement ou indirectement par lui et qu'ils veilleront à ne rien faire qui puisse nuire à l'image qu'il veut faire garder de lui par notre Histoire nationale.

Le président du Conseil constitutionnel est placé devant l'alternative suivante :

- Soit accepter la candidature du président actuel, et commettre non seulement un acte violant la constitution et les lois du pays, mais également une forfaiture à sa mission de veille au respect de la Constitution, en lettre comme en esprit, et ouvrir une crise à la fois constitutionnelle et politique, dont l'issue est moins que certaine, car confirmant le peu de crédibilité tant de son institution que de la Constitution qui lui a donné naissance ;

- Soit, prenant acte de l'incapacité physique évidente du candidat, comme de la forme de dépôt de la candidature, la déclarer irrecevable dans la forme et le fonds, et préserver le peu de crédit qui reste à la noble institution qu'il dirige.