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Les uns célèbrent le pétrole, les autres l’avenir

par Kamel DAOUD

Oran sous un beau ciel bleu qui va vers la mer avec tous ses nuages dans les poumons. Le vent fait pencher les palmiers près du siège de la wilaya. C’est là que se sont donnés rendez-vous ceux qui ne veulent pas voter pour un mort et qui refusent que le pays subisse le même sort que lui. Les mêmes voitures de police, les mêmes gros fourgons, les mêmes policiers algériens, les mêmes décors d’encerclement lorsqu’on veut «bouger» en Algérie. Car l’une des religions du pays c’est l’immobilité. Aujourd’hui à conjuguer sous forme de «continuité». Un Algérien qui bouge est un Algérien qui réfléchit. Du coup, la police a pour doctrine d’empêcher le mouvement, le surveiller. Ancienne survivance du laissez-passer indigène à l’époque de la colonisation : l’Algérien en mouvement est une fitna, un risque, un espion, il est à surveiller, à arrêter. Tous ces policiers fatigués et peu convaincus sont dopés à l’idéologie de la contre-fitna. Pour eux, l’Algérien est une menace sauf quand il mastique. Alors, on le surveille, on ne lui fait pas confiance.
 
Hier cependant, sous les escaliers, elles étaient toutes des femmes à manifester. Ou presque. Cela a toujours été la même histoire : les femmes accouchent de ce qui arrive, les hommes enterrent ce qui passe. Ou ne passe pas. Cette fois, les policiers ne frappent pas, hésitent, ne savent quoi faire. Les talkies-walkies grondent des ordres qui n’aboutissent pas. «Je ne veux aucune affiche et pas de photos», hurle un «Supérieur» de derrière son bureau. Le jeune policier qui l’écoute est contrit, plongé dans le malaise. C’est le même regard de ses collègues. Ils savent qu’ils sont du mauvais côté «El khobza», murmure-t-on. On a presque de la peine pour ces enfants de l’Algérie chargés et payés de frapper d’autres enfants de l’Algérie au nom de certains qui ne veulent ni vieillir dignement ni mourir. «Vous savez que nous avons raison», crie une manifestante. L’ambiance est cependant heureuse, bon enfant, selon la formule. Ce n’est pas le cas d’Alger. Mélange étrange de casques et idées, matraques et selfies, fourgons et nuages, face à face inédit : le cadavre encerclant le pays. Des automobilistes ralentissent, s’enquièrent. Certains crient leur soutien, klaxonnent. Des femmes exhibent des slogans contre le 5ème mandat. Celui que personne ne comprend. Pas même les policiers. «C’est triste de voir des gens courageux comme vous monter la garde autour d’un mort», lance-t-on. Pas de réponse. Regards baissés. Tous. Le pain est dur et coûte beaucoup. On a tous baissé le regard un moment ou un autre. Même aujourd’hui encore. A la fin, c’est ce pain qui mange l’homme et ce qui en reste de dignité. Et pas le contraire.
 
D’autres fourgons arrivent. On prend des précautions à Oran. On se souvient cependant que lorsqu’il s’agissait de salaires, des policiers ont pris des trains vers Alger, ont marché sur Alger, ont désobéi à El Hamel, à l’époque de sa monarchie, et ont réclamé leur dû en allant frapper au portail de la Présidence. Et alors aujourd’hui, ce n’est pas possible ? Une augmentation de salaire vaut mieux que l’Algérie entière ? On a plus de courage pour des dinars et pas pour sauver le pays de nos enfants ? Colère. Puis le beau temps y mord et elle se calme.
 
De quoi sera fait demain ? Justement, on veut que cela soit demain, disent les femmes. Pas un éternel «hier». L’affaire du 5ème mandat va contre le bon sens, la patrie, la terre, l’air et la mer et même contre les intérêts de la nomenklatura qui l’a décidé et soutenu. On peut ne pas être fidèle à son pays mais en arriver à ne pas envisager l’avenir de ses propres intérêts pour cette caste ? On ne comprend pas comment ce déni peut être aussi horrible. Kadhafi, Saddam, Moubarak, etc. Pourquoi le refus de la réalité prend parfois ce visage obtus, cette voix du sang et de la colère ? Ce 5ème mandat ne passera pas la gorge même s’il passe par les fausses urnes. Il y a un plafond de fer entre la génération qui ne veut pas mourir, celle de Bouteflika et des siens, et la génération qui veut naître, qui s’accroche à tout pour le faire. Même à Nekkaz. D’ailleurs, cet homme est le vrai miroir d’un abîme : il capte ceux qui n’ont trouvé ni corps, ni rêve, ni poids, ni voie dans ce pays. Cette génération née avec le premier mandat de Bouteflika et sur laquelle la légitimité de la décolonisation ou le chantage des années 90 ne fonctionnent pas : ils sont nés après. A Adrar, l’équipe qui veut vendre «le vent d’hier» s’entête, mais entourée de vieux cadavres dans des zaouïas à l’occasion du 24 Février, fête du pétrole nationalisé. Faute de public. Sidi Saïd, l’homme au mandat à vie, lui aussi a beau essayer de faire peur avec la décennie noire, il bafouille durant son prêche dans le désert.

Le face à face, policiers las et manifestantes courageuses, perdure, on se tourne les uns autour des autres, on attend. Pensées éparses. Quand on écoute Gaïd Salah menacer, Bedoui insulter et pointer l’index, Ouyahia cracher sur la dignité des gens faute d’en avoir une, Sidi Saïd ramasser son repas sous les chaussures et Sellal vendre du vent, on comprend que c’est un infanticide surtout. Et quand on voit les images des Algériens libres et heureux de manifester, on comprend que c’est un accouchement. La chose est tranchée. Reste seulement à fixer la facture et la date du changement. Tôt ou tard.
 
Elles étaient des femmes hier près de la wilaya. Peu nombreuses. Mais parce que ce n’était que des femmes presque, l’histoire est sur la bonne voie. Il y aura un accouchement.