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14 février 1962 : l'élimination du lieutenant Jacquot a été le prélude au carnage du 28 février à Mdina-Jdida

par Saddek Benkada*

Depuis 2002, presque chaque année, nous consacrons un article dans la presse nationale pour rappeler l'odieux attentat de la voiture piégée de Mdina-Jdida, du 28 février 1962.

Mais à aucun moment nous n'avons relaté les deux événements aussi douloureux qui l'ont précédé de quelques jours, le 14 février 1962, marqués par l'exécution du lieutenant Jacquot et la tuerie de la cité des Glycines qui s'en est suivie.

La fin du lieutenant Jacquot, la terreur de Mdina-Jdida

Le lieutenant Philippe Jacquot,1 24 ans, saint-cyrien, sorti major de sa promotion dite «Terre d'Afrique», nom prémonitoire s'il en fut, puisqu'il y va laisser la vie. Il venait d'être promu lieutenant (12 novembre 1961), commandait la 1re section de la 4e Compagnie du 21e R.I. (régiment d'infanterie), cantonné au Palais des Sports.

Dès sa prise de commandement de sa section, il s'était très vite fait remarquer par ses agissements inconsidérés en outrepassant ses missions de «maintien de l'ordre». En voulant jouer au Heydrich,2 il avait instauré un véritable climat de terreur en recourant, notamment à des actes de brutalité et d'humiliation dont étaient quotidiennement confrontés les habitants des quartiers musulmans et plus particulièrement Mdina-Jdida. Lors de ses patrouilles en Jeep ou à pied, il était toujours accompagné de son chien, Dick, un berger allemand. Que de fois n'avait-il pas éprouvé le plaisir sadique d'organiser des «battues» en lâchant son chien en pleine foule ou lui ordonne de pourchasser des passants, hommes, femmes et enfants qui, souvent, étaient mordus jusqu'au sang et abandonnés sur la voie publique, d'où le surnom de Boukelba (l'homme à la chienne) par lequel il fut désigné par les habitants de Mdina-Jdida.

Les responsables des réseaux de l'OPA/FLN d'Oran de Si Abdelbaki, excédés par les agissements du fougueux jeune officier, décidèrent de mettre fin à ses exactions.

Si Abdelbaki avait sous ses ordres Si Abdelwahad Abdelkrim, un chef de groupe fida très énergique qui avait à son actif de nombreux attentats et accrochages réussis. Le groupe de Si Abdelwahad était composé de trois sous-groupes, chacun d'eux confié à des chefs de fida aguerris : Bentaouza Boutlélis, Benzouak Réda et Rémaoun Abbès. Le choix du fidaï qui devait se charger de cette dangereuse mission d'élimination du lieutenant Jacquot se porta unanimement sur le plus jeune fidaï de l'un des sous-groupes, Benmamar Amar.3

 Ce dernier, surnommé par ses camarades «Petit Miloud», en raison de sa petite taille, le choix porté sur lui n'était pas fortuit. «Petit Miloud», enfant de Mdina-Jdida, connaissait le quartier comme sa poche ; son jeune âge, 19 ans, son apparence physique de jeune Européen, à lunettes et aux yeux bleus, d'où son deuxième surnom ; d'autre part, sa petite taille et son allure dégingandée étaient loin de susciter la moindre défiance de la part des éléments de la patrouille laissant penser qu'il s'agit d'un «terroriste» FLN.

Le mercredi 14 février 1962, vers 11 heures 30, la patrouille conduite par le lieutenant Jacquot quitte son cantonnement du Palais des Sports et entreprit le trajet habituel la menant à Mdina-Jdida. «Petit Miloud», qui connaissait bien le trajet de la patrouille pour l'avoir filée pendant plusieurs jours auparavant, prit position à l'angle des rues Caïd Omar et de Laghouat, à quelques pas de la mosquée Chérifia, où la patrouille s'offrait habituellement une pause. A cet instant, profitant du moment de relâchement de l'attention des soldats, «Petit Miloud» s'était dit que c'était le moment opportun et le lieu idéal d'abattre Jacquot; on pouvait disparaître facilement dans le dédale des rues du sous-quartier de «Sebalat Tolba» qu'il connaissait ruelle par ruelle.

Armé d'un simple révolver, il tira en direction de Jacquot sans l'atteindre, la balle se dirige vers le sous-lieutenant Dupouy, le chef de section de la 4e Compagnie qui le blesse ; «Petit Miloud» court à toutes jambes ; Jacquot lâche à ses trousses son chien ; le jeune fidaï, se voyant qu'il était activement poursuivi par le chien, se réfugie dans une maison, au n° 8 de la rue Caïd Omar, mitoyenne de la maison dite Haouch Khalti Djouheur.

Jacquot, tout en ordonnant d'évacuer son collègue blessé, intime l'ordre à l'adjudant-chef Chaillot et au sergent Bernard de couvrir son mouvement de poursuite du fidaï, en s'engageant tête baissée dans l'escalier étroit de la maison où s'est réfugié «Petit Miloud» ; animé par une rage indescriptible, Jacquot fonce comme un taureau, tête baissée dans la pièce où s'était retranché le fidaï ; celui-ci, sachant que pertinemment la seule issue était inéluctablement la mort, se plaque solidement contre le mur et n'attendait que le moment où Jacquot fit son apparition ; une fois ce dernier sur le pas de la porte, «Petit Miloud» vida sur lui le reste de son chargeur. Les balles iront se loger directement au flanc droit de l'officier. Grièvement touché au foie, la blessure lui occasionne une fatale hémorragie interne, ses compagnons mirent du temps à l'évacuer ; conduit tout d'abord à l'infirmerie de l'EMT (état-major tactique) de son régiment, où il arriva deux ou trois minutes plus tard. Transporté à l'hôpital militaire Baudens dans une camionnette civile réquisitionnée, à midi, le lieutenant Philippe Jacquot décède, une demi- heure après, à 12 heures 30, avant de pouvoir être opéré.4

Tandis qu'une partie de la patrouille était occupée à évacuer le lieutenant, le reste des soldats, en grand renfort, investit la maison, puis, la pièce qu'ils mettent sous un déluge de rafales jusqu'à ce qu'ils s'assurent que le fidaï était bien mis complètement «hors d'état de nuire». Il était 13 heures, le corps de «Petit Miloud» était déchiqueté par les balles.

Il va sans dire que la nouvelle de l'attentat contre le lieutenant Philippe Jacquot se propagea comme une traînée de poudre à travers toute la ville. Aussi bien la population algérienne que la population européenne, aucune d'elle ne s'attendait à une action d'une telle envergure.5

Mais, le coup le plus durement ressenti conséquemment à sa mort fut dans l'armée, du fait qu'il fût le fils unique du général d'armée Pierre-Elie Jacquot, commandant en chef des forces alliées Centre-Europe en Allemagne. Le général Charles Ailleret6 écrit dans ses mémoires: «A quelques jours de là, je reçus d'Oran une nouvelle qui devait me causer beaucoup de peine. Le lieutenant Jacquot, le fils du général Jacquot [?] il était toujours très triste pour moi de voir tomber de jeunes soldats ou des jeunes officiers, mais dans le cas particulier, il s'agissait du fils d'un général que je connaissais très bien,?».7

Ses obsèques provisoires ont été célébrées à Oran le 15 février 1962, au cimetière militaire de Petit-Lac, en présence du général Ailleret qui tenait à épingler lui-même le cercueil de la croix de la Légion d'honneur, qu'il avait demandée par télégramme à Pierre Messmer, ministre des Armées.

La dépouille mortelle du lieutenant Philippe Jacquot fut ensuite transportée d'Oran à Vrécourt (département des Vosges), son village natal, où, le 14 mars 1962, ont eu lieu les obsèques solennelles, en présence de plusieurs généraux et officiers supérieurs des armées alliées ; le général Jacques Massu, présent aux obsèques, a tenu à s'incliner sur sa tombe et lui rendre le dernier hommage.

Il n'est pas sans importance de rappeler que jamais un officier français tué à Oran n'a eu droit à des honneurs militaires aussi imposantes, comme ceux du lieutenant Jacquot ; pas même, pour le général Philippe Ginestet, général de corps d'armée, commandant de la Région territoriale d'Oran, victime d'un tueur de l'OAS au mois de juin 1962.8

Le massacre du chantier de la cité des Glycines (Maraval)

Il était bien évident que cet affront de taille du FLN prouvait à souhait aussi bien à l'armée française qu'à l'OAS, que les militants FLN ne se laissent pas faire et sont capables de rendre coup sur coup les provocations d'où qu'elles viennent.

Le lieutenant Jacquot, même au sein de l'armée, il était resté un ardent partisan de l'OAS ; aussi sa mort fut-elle durement ressentie par l'organisation subversive.9 D'ailleurs, en hommage à sa mémoire, l'OAS zone III, dans un tract diffusé le 17 février, n'omet pas de rappeler qu'il fut «...Interné après la révolte militaire d'avril 1961. Déserte et rejoint l'OAS à Oran. Tombé le 14 février 1962 à la tête de ses hommes en donnant l'assaut à un PC de terroristes FLN retranchés après avoir mitraillé des passants européens innocents dans les rues».

La nouvelle de l'attentat contre Jacquot, ayant été plus que sûr interceptée par l'une des chaînes d'écoute de l'OAS fonctionnant 24 heures sur 24, permettant d'entendre les communications radio de l'armée. Une demi-heure après, à 13 heures, un commando OAS se livra à un horrible massacre ciblant neuf ouvriers «musulmans», travaillant sur le chantier de construction de la cité des Glycines, à Maraval.

Grâce aux recherches que nous avons effectuées sur les registres de décès de l'état-civil de la mairie d'Oran, nous avons pu identifier les victimes de ce massacre et dont nous révélons pour la première fois les noms: Mohamed Ben ABDELKADER. 34 ans, né à Béni Chicar (Maroc), demeurant 83, Douar Aïn-Baïda, La Sénia. BELLA Abdelkader, coffreur, 26 ans, né à Beni Hendel (Teniet-el-Had) Orléansville, domicile non précisé.

 Mustapha Ben BELAÏD, 27 ans, né à Mazouza (Maroc). ABBAS Mohamed, 32 ans, né à Béni Hendel (Teniet-el-Had) Orléansville, demeurant aux Castors familiaux (Cité Maraval).

Mohand Ben ABDELKADER, 34 ans, né à Béni Chicar (Maroc), demeurant 83, Douar Aïn-Baïda, La Sénia

Mohand Ben ABDELKADER, 49 ans, né à Ouled Chaoui (Maroc), domicile non précisé.

BENAHMED Mbarek, 32 ans, né à Ksar Taghit (La Saoura), demeurant 2, rue Administrateur Bernard (quart. Choupot). KALLOUCHE Nedjadi, 37 ans, né à Nesmoth (Mascara), demeurant 70, av. Lamur (quart. Lamur). HAMID Ali, 37 ans, né à Béni Boukhanous (Orléansville), domicile non précisé.

Preuve flagrante de la désinformation et de l'amalgame, volontairement et savamment entretenus par la presse locale, le massacre de la cité des Glycines a été présenté comme une opération des «forces de l'ordre» contre un repaire des éléments du FLN ; alors qu'en vérité, il ne s'agissait que d'innocents ouvriers qui, à cette heure-ci de la journée du Ramadhan, préparaient le repas de rupture du jeûne. Jugeons-en : «Voici dans quelles conditions eut lieu l'accrochage de la cité des Glycines : des terroristes ouvrirent le feu sur une passante européenne, sans l'atteindre. Pris en chasse par des Européens que devaient bientôt rejoindre des gendarmes mobiles, les tueurs se réfugièrent dans le chantier d'un immeuble en construction. Le siège s'organisa et les forces de l'ordre devaient bientôt investir le réduit. C'est à l'issue de cette opération que l'on devait compter parmi les terroristes 9 morts et 8 blessés, qui, finalement, s'étaient rendus, 48 individus suspects ont été appréhendés»10

Cependant, 30 ans plus tard ; en 1992, le hasard nous a fait rencontrer un témoin oculaire de cette odieuse tuerie. Hadja Mahdjouba Ameur, qui, à l'époque du drame, travaillait comme employée de maison au domicile d'un couple d'Européens habitant la cité des Castors familiaux, rue Maréchal-des-logis Rémy Tortosa (actuelle rue des Frères Charfaoui Abdelkader et Bouazza), affirme que les innocents ouvriers vivant sur le chantier n'avaient rien de supposés «éléments du FLN» ; puisqu'elle avait l'habitude de les voir, chaque samedi après-midi, faire leur lessive et étendre leur linge sur les charpentes des échafaudages. De la fenêtre du pavillon de ses employeurs qui donnait directement sur le chantier, Hadja Mahdjouba assista à toute la scène du drame, depuis l'incursion du commando OAS sur le chantier jusqu'à l'exécution à bout portant des victimes. Sa patronne lui ordonne de fermer les volets, sous prétexte d'éviter de recevoir des balles perdues ; mais, en réalité, me dit-elle, c'était pour ne pas que j'identifie les tueurs. Son témoignage est totalement à l'opposé de la fausse version relatée par les journaux à l'époque.

Le soir même de ce mercredi 14 février 1962, deux émissions pirates diffusées sur les ondes de la télévision, l'une en arabe par un «Français musulman», et l'autre en français, revendiquent et justifient les attaques lancées ce jour-là par de prétendus «commandos musulmans» de l'OAS contre les quartiers de la Ville Nouvelle, Carteaux, Chollet, Médioni. Le deuxième précisa que seuls les membres du FLN étaient visés, et invita, si comme de rien n'était, tous les musulmans à reprendre sans crainte leur travail dans la ville européenne. Claude Micheletti, se basant sur des rapports de police qui lui ont été clandestinement communiqués, déclare que ces opérations ont été abondamment exploitées par l'action psychologique de l'OAS zone III dont relevait la Colline 7 (Choupot- Maraval), commandée par Constantin alias «Surcouf».

Une quinzaine de jours après cette sanglante journée du 14 février, l'OAS préparait le plus odieux attentat à la voiture piégée qu'ait connu l'Algérie et dont Mdina-Jdida en paya le prix fort, en ce jour fatidique du mercredi 28 février correspondant au 23e jour du Ramadhan.11

Est-il besoin de rappeler que ni la maison où a été tué «Petit Miloud», ni le lieu où ont été lâchement assassinés les neuf ouvriers de la cité des Glycines ne portent aujourd'hui le souvenir de leur sacrifice, pas même un simple écriteau rappelant leur mémoire ; tandis qu'à Vrécourt, la tombe de Philippe Jacquot fait constamment l'objet de cérémonies de commémoration et de recueillement à sa mémoire aussi bien par les autorités locales que par ses anciens camarades de régiment qui ont servi avec lui à Oran.12

Force est de reconnaître, malheureusement, que les instances en charge de la préservation du patrimoine mémoriel de la Guerre de libération nationale dans notre ville ont quelque peu, pour ne pas dire complètement, failli à leur mission dans ce domaine. Mais il n'est pas encore trop tard, pour réparer cette défaillance de mémoire que nous espérons qu'elle serait que passagère.

*Chercheur associé CRASC-Oran

Notes:

1- Philippe Paul Aimé Jacquot, né le 1er juillet 1937 à Vrécourt (Vosges), fils de Pierre Élie Jacquot et de Lucie Claire Marnet, célibataire, domicilié au 15 avenue de Villars dans le VIIè ardt. de Paris. Acte de décès n° 343 du registre des décès Européens (Renseignements du registre de décès de la commune d'Oran).

2- Reinhard Heydrich criminel de guerre nazi (1904-1942), par ses méthodes, il terrorisa la population de Prague. Il fit l'objet d'un spectaculaire attentat de la part des résistants tchécoslovaques, le 27 mai 1942.

3- BEN MAMAR Amar, né le 12 septembre 1942 à Yataguen (Grande Kabylie), célibataire ; domicilié, 21 bd. Henri Martin (Delmonte), les noms de ses parents ne sont pas mentionnés. La déclaration de décès a été faite par Édouard Hoët, auxiliaire de police judiciaire de la brigade de gendarmerie, acte de décès Musulmans n°894. Inhumé au cimetière de Aïn-Beïda, le 17 février 1962, fosse 171, rang 18, carré 13E

La photo de «Petit Miloud» nous a été aimablement communiquée par le personnel du centre Espace d'Histoire et Mémoire ayant à leur tête, notre ami Mohamed Fréha ; qu'ils en soient tous vivement remerciés.

4- Les détails de cette poursuite ont été extraits du rapport sur les circonstances de la mort du lieutenant Jacquot rédigé par le colonel Cosson, commandant le 21è R.I., auquel appartenait le lieutenant Philippe Jacquot.

5- La presse locale si empressée à annoncer la nouvelle de la mort ou de la capture d'un responsable FLN ; pour le cas de la mort du lieutenant Jacquot, elle observa la plus parfaite des discrétions.

6- Général Charles Ailleret (1907-1968), commandant en chef de l'Armée en Algérie (juin 1961-avril 1962).

7- AILLERET Charles, Général du contingent. En Algérie 1960-1962, Paris, Bernard Grasset, 1998, p. 285.

8- Le général Philippe Ginestet, 57 ans, gravement blessé le 14 juin 1962, à l'intérieur de l'hôpital militaire Baudens à Oran, il décède le 24 juin 1962 au Val-de- Grâce à Paris.

9- Déjà sous-lieutenant, Philippe Jacquot figurait parmi les officiers et sous officiers appartenant aux régiments séditieux, arrêtés au lendemain de l'échec de la tentative de putsch d'avril 1961. Il n'échappa à la radiation de l'armée que grâce au poste important qu'occupait son père, le général d'armée Pierre-Élie Jacquot (1902-1984), commandant en chef des forces alliées Centre-Europe en Allemagne.

10- L'Écho d'Oran, 15 février 1962.

11- Voir notre article, « Il y'a 50 ans, les voitures piégées de Mdina Jdida. Premier attentat du genre durant la guerre de libération nationale », Le Quotidien d'Oran, 29 février 2012.

12- « Vrécourt : retrouvailles 51 ans après la guerre d'Algérie pour les anciens du 21 è R.I. », Vosges-Matin, 14 avril 2013.