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Ils ont chassé les colons pour emprisonner et tuer leurs propres enfants

par Kamel DAOUD

C’est l’histoire d’un autre prophète biblique, coranique, politique. Il a fait un rêve où Dieu lui a demandé d’égorger son fils, ses autres fils, tous les fils possibles et même les fils qu’il n’a pas eus et les filles aussi, toutes les filles qui elles étaient déjà mortes, voilées, enterrées, méprisées et insultées. Pour quelle raison ce Ibrahim devait-il égorger les descendants ? Non pour qu’il prouve sa foi, mais pour qu’il puisse devenir Dieu lui-même. Immortel, sans corps, ni décors, partout et nulle part, omniscient et inconscient. Ibrahim regarda alors les filles et fils de tous les fils et filles de son pays, les cajola, les attendrit, les attira avec le sourire, le verbe, l’adverbe et la conjugaison et quand ils furent nombreux à le suivre, il trouva la solution : il ne pouvait égorger seul tous les fils et filles (qui étaient déjà égorgées à la naissance), il le demanda au père de chacun. C’est ainsi que la légende devint complexe et étrange, monstrueuse. Ce fut le seul pays au monde où on tuait ses propres enfants, on les mettait en prison, on les mangeait vivants et on les menaçait avec l’armée, la police et la théorie du complot. Chaque père était invité à égorger son propre fils (la fille étant déjà morte depuis qu’elle a eu un prénom) et ainsi il prouvera sa foi à Dieu, aux martyrs, à la guerre, à l’armée nationale, à la mémoire qui est devenue si obèse qu’elle mangea le présent et fit si peur au futur qu’il en devint un exil et des rames. Ainsi, chaque père prit chaque fils possible (les filles étant impures selon ce rêve) vers le haut de la montagne et l’égorgea au son de l’hymne et du Coran. Et quand tous seront égorgés, Ibrahim deviendra Dieu et les pères tueurs deviendront des prophètes et la terre sera un désert et les livres un seul livre et rien ne bougera, pas même la mort, l’air ou l’index.

Car en tuant tous les fils (les filles étant esclaves sexuelles au paradis), on tua le temps et donc la mort. On ne laissa rien bouger et le drapeau retomba et la terre se fit vieille et s’éloigna dans la mer, devint des îles puis se noya.
 
Dans cette histoire tellement vraie, valable pour la génération qui ne veut pas nous donner notre pays, il n’eut pas de moutons pour épargner les fils saignés. Mais il en eut pour les regarder, riant dans leurs habits neufs. Tellement que la laine devint la peau et le drapeau, et que l’ovin devint divin. Ainsi on marcha, s’essouffla et aiguisa le couteau.

Ibrahim ne mourut pas, vécu longtemps, n’eut pas de fils et personne ne fut heureux et encore moins les femmes dont c’était la faute. Car on peut vaincre la mort mais, juste après, le temps meurt aussi et rien ne pousse, rien ne vient, l’eau s’arrête d’indiquer le repos, la pluie devient des cailloux, la terre se dessèche, les arbres fuient vers les oiseaux et les oiseaux vers les souvenirs. On peut devenir immortel, mais c’est au prix de sa terre qui en devint maigre et sans récoltes. Elle se fera souvenir. Quand on atteint le sommet de la montagne ou la révélation devient réalité, tout le reste du pays, derrière soi, devient minuscule. Et ainsi, Ibrahim vécu si longtemps, si longtemps. Les moutons devinrent nombreux et prirent des airs d’étoiles et des noms de constellations et des dents et des armes retournées contre leurs enfants. Ils prirent des logements, des bus, eurent chaussures et vitres.

Pourquoi cette histoire ? C’est l’histoire des pères qui tuent leurs enfants au nom de leur rêve. Dans les deux cas elle est ridicule : soit le fils est sauvé par un mouton et pas par l’amour filial et c’est triste et tragique que le salut soit l’acte d’un animal. Soit il n’y a pas de mouton et c’est encore plus triste et tragique.
Il n’y a pas d’issue donc. Il n’y a qu’une impasse. Pour tous. Et surtout pour les fils, les filles étant déjà dans un trou. Le seul sourire qui durera sera celui du couteau. Il est large. Il va de la main à la veine. D’une oreille sourde, à une oreille inquiète.