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L'Afghanistan, le piège sans fin

par Wissem Chekkat*

L'Administration US semble frappée, depuis l'avènement du président Donald Trump, à la Maison-Blanche d'un bicéphalisme confirmé par les faits.

Multiplications des déclarations et prises de décisions contradictoires et souvent opposées sur des sujets aussi graves que la stratégie à suivre dans les guerres d'Afghanistan ou de Syrie ; l'apparition de clivages autour de la nature supposée immuable et affirmée des liens particuliers unissant les autres pays de l'Alliance atlantique, à Washington ; conflit sur des thématiques majeures de la politique intérieure et la liste ne cesse de s'allonger avec le temps.

L'évocation par la Maison-Blanche d'un retrait des forces militaires US d'Afghanistan a, fortement, déplu à des factions trans-partisanes dominant le pouvoir législatif US et proches de certains lobbies ou groupes d'intérêts, travaillant pour le compte des grandes corporations ou pour la défense des intérêts stratégiques de pays alliés tiers. En dépit d'une forte adhésion des militaires et de la communauté du renseignement à l'option d'un retrait, le Pentagone estime qu'au lieu d'un retrait, il s'agirait, plutôt, d'une réduction des effectifs déployés et que cette réduction des forces US, déployées en Afghanistan, serait coordonnée avec les autres pays de l'Alliance atlantique qui participent à la Force d'Assistance et de Sécurité en Afghanistan (ISAF).

L'allusion à la Syrie est assez claire et édifiante, à cet effet. Le retrait militaire US, annoncé in impromptu, de la vallée de l'Euphrate en Syrie par Donald Trump avait pris de court et le Pentagone et des pays alliés comme la France et la Grande-Bretagne : deux pays de l'OTAN engagés dans des opérations clandestines et semi-clandestines, in situ. Cette situation non encore effective, puisque le redéploiement des marines US de la Syrie orientale vers la province irakienne d'Al-Anbar et la région semi-autonome du Kurdistan irakien, annoncé en 2018, a, totalement, désorganisé les plans et la logistique des puissances impliquées, plus ou moins publiquement, dans le conflit syrien.

En ce qui concerne l'Afghanistan, l'échec des négociations de paix, en cours entre Washington et le mouvement des Talibans a conduit le patron par intérim du Pentagone, Patrick Shanahan, à faire monter, quelque peu, les enchères en déclarant, publiquement, que les États-Unis d'Amérique ne procéderont jamais à une réduction unilatérale des troupes déployées en Afghanistan. Cette déclaration s'oppose à celle du président US et semble plus destinée à rassurer les autres pays membres de l'Alliance atlantique, engagés en Afghanistan. En filigrane, c'est également un nouvel épisode dans la lutte souterraine opposant ce que l'on pourrait désigner par convention, l'Etat profond US à l'Administration Trump. L'une des principales raisons du non-aboutissement des négociations directes entre les Américains et les Talibans d'Afghanistan est le refus de ces derniers de garantir certaines demandes de Washington pour préserver ses intérêts stratégiques en Afghanistan, en Asie centrale et dans le sous-continent indien. Les Talibans d'Afghanistan, en guerre depuis 18 ans contre les forces de l'OTAN et celles du gouvernement afghan, soutenu par Washington, persistent à exiger le retrait de l'ensemble des forces étrangères d'Afghanistan, comme préalable à un dialogue inclusif afghan incluant des négociations avec le régime de Kaboul pour discuter des modalités de l'insertion de ce mouvement dans le jeu politique complexe afghan. Une demande constante que Washington ne peut concéder, sans la perte d'atouts stratégiques, dans la région.

Plus encore, les Talibans afghans exigent, non seulement, le départ de l'ensemble des forces militaires et « paramilitaires » étrangères présentes dans leur pays et refusent, obstinément, de négocier un ou des accords de siège pour garantir des bases militaires aux Américains, comme ce fut le cas en Irak. Hormis une partie de la communauté du renseignement US, le président Donald Trump et des experts indépendants en stratégie militaire, qui ne se font plus aucune illusion sur le sort de la guerre d'Afghanistan, le plus long conflit armé de l'histoire américaine, qu'ils considèrent comme un désastre sans précédent, des acteurs influents de l'État profond US croient toujours pouvoir parvenir à une forme de victoire même symbolique. Après avoir fondé leurs espoirs sur l'ISAF et la corruption des chefs tribaux et des seigneurs de la guerre afghans, les partisans de la poursuite de la guerre en Afghanistan s'appuient, maintenant, désespérément sur les troupes spéciales de l'Armée nationale afghane (ANA) dont le potentiel de combat doit être prêt, en 2020, selon les instructeurs US.

Une simple lecture non exhaustive des pertes militaires afghanes durant les trois dernières années de ce conflit interminable durant depuis près de deux décennies, nous renseigne sur un taux de pertes, anormalement, élevé en dépit de l'assistance internationale. Celle-ci ne lésine, aucunement, sur les moyens. Des unités militaires afghanes en difficulté dans la lutte contre les Talibans, reçoivent, fréquemment, l'aide directe des 82ème et 101ème Divisions aéroportées US, soit les meilleures unités US ou encore d'un soutien aérien tactique (CAS) massif. Les renseignements militaires afghans, soutenant les opérations de guerre psychologique des services spéciaux US et celles des alliés pour créer les conditions favorables à l'émergence d'un soulèvement armé contre les Talibans, au sein des composantes ethniques et tribales, à l'image du « Surge » ou « Sahawat » apparus en Irak occidental, en 2007-2008, ont échoué à mobiliser une population d'un pays pauvre et miné par la corruption et dont la perception de la guérilla est loin d'être négative. Washington a dû, également, se contenter du résultat mitigé des tentatives de transposer la solution irakienne en Afghanistan. L'apparition soudaine de mouvements terroristes à l'instar de Daech (Organisation de l'Etat islamique en Irak et au Levant) en Afghanistan devait brouiller cette perception et concourir à une certaine mobilisation sinon entretenir un amalgame entre les deux acteurs. Sur le terrain, les Talibans afghans, beaucoup moins naïfs qu'en 2001, ont flairé le coup et se sont heurtés violemment aux nouveaux venus, arborant un drapeau noir conçu par une Agence de communication londonienne. Les Talibans considèrent Daech comme une force supplétive supplémentaire de ce qu'ils qualifient l'occupation étrangère.

Dans les faits, l'immense engagement militaire étranger n'a pu empêcher les Talibans d'occuper, de facto, plus de la moitié du pays, de maîtriser les zones rurales et de pousser l'avantage jusqu'à prendre d'assaut et capture,r momentanément, des capitales provinciales ou d'infliger, aux forces régulières afghanes, de très lourdes pertes en hommes et en matériel. Officiellement, 17.000 militaires US sont encore déployés en Afghanistan. Un éventuel retrait partiel US concernerait un peu plus de 8.000 militaires et porterait un coup fatal au gouvernement afghan dont la survie dépend, en grande partie de la présence militaire US, dans le pays. Toutefois, il convient d'appréhender ces chiffres officiels avec caution. Le nombre de militaires et de paramilitaires étrangers non réguliers, un terme choisi par nous pour désigner les mercenaires multinationaux, travaillant pour des firmes de sécurité privées similaires à l'ex-Blackwater d'Eric Prince, en réalité une véritable armée privée (elle a changé de nom à deux reprises depuis son engagement en Irak : Academie puis X) est gardé secret. Washington a déployé jusqu'à 140.000 hommes, à un certain moment du conflit, puis a commencé à réduire les effectifs en s'appuyant de plus sur des firmes de sécurité privées venus des Etats-Unis et employant massivement d'anciens militaires d'Amérique centrale et de certains pays d'Europe de l'Est. Les pertes subies par ces derniers, généralement passées sous silence, ne sont pas comptabilisées dans le bilan des pertes US ou celles des autres pays de l'Alliance atlantiques, engagés en Afghanistan.

Les milieux bellicistes au sein de l'État profond US croient dur comme fer que les États-Unis ne peuvent suivre l'exemple de l'ex-Union Soviétique, en Afghanistan en raison de l'exceptionnalisme historique et messianique US.

Cela signifie que la posture stratégique de la première puissance militaire mondiale est basée, en ce qui concerne l'Afghanistan, sur une chimère idéologique n'ayant aucun lien avec les données réelles.

La guerre en Afghanistan est financée par de l'argent emprunté et la planche à billets.

Les estimations les plus optimistes concernant les coûts de ce conflit varie de 2,7 à 5,8 trillions de dollars US sans prendre en compte les centaines de milliards de dollars US perdues dans les méandres de la corruption du complexe militaro-industriel US, ses lobbyistes et réseaux d'influences, de ceux du gouvernement afghan et de sa clientèle ou encore de ceux de pays voisins, impliqués d'une façon ou d'une autre en Afghanistan. Autant dire que cette guerre entamée en octobre 2001, peu de jours après ce que les médias dominants désignent comme les attentats du 11 septembre 2001 de New York et Washington, s'est transformée en un véritable tonneau des danaïdes pour les finances publiques US et un casse-tête stratégique caractérisé par l'impossibilité de continuer cette aventure suicidaire mais, également, l'impossibilité de se retirer sans un préjudice majeur à l'image et la puissance perçue des Etats-Unis, dans le monde. D'un point de vue historique, le déclin de l'OTAN a commencé avec son intervention dans ce pays montagneux, violemment contrasté, pauvre et enclavé qu'est l'Afghanistan et dont la réputation de cimetière des empires ne s'est jamais démentie, depuis plus de 25 siècles. Après le concept de guerre sans fin, créé par les publicistes de l'Etat profond US, pour générer un profit sans fin au complexe militaro-industriel, le monde dit libre s'est retrouvé dans un véritable cycle infernal, en Afghanistan. D'un point de vue purement stratégique, la présence militaire US en Afghanistan est utile pour les intérêts stratégiques de Washington afin de surveiller le ventre mou oriental de l'Iran et garder un œil sur le Xinjiang chinois où la question Ouïgoure est un domaine favorable aux opérations clandestines de guerre psychologique, menée par Washington et son allié turc. L'Afghanistan permet, également, aux Américains d'avoir un pied sur la « ligne Durand » et surveiller le Pakistan, un pays pivot qui détient l'un des arsenaux nucléaires les plus prolifiques au monde.

Enfin, les frontières septentrionales de l'Afghanistan permettent à Washington d'observer l'ensemble de l'Asie centrale musulmane sur le flanc méridional de la Russie.

Tous ces éléments nous permettent d'affirmer, sans l'ombre d'un doute, que Washington ne se retirera pas d'Afghanistan mais cherchera plutôt à parvenir à un accord acceptable garantissant l'octroi de facilités militaires en échange de la participation des Talibans au pouvoir à Kaboul.

Dans ce dernier cas, il est peu probable que le gouvernement afghan, dans sa structure ou configuration actuelle, puisse contenir politiquement ou militairement le mouvement des Talibans. Ce qui signifie une prise du pouvoir, in fine, de ces derniers. Ce scénario est inéluctable dans le cas d'un retrait militaire US de ce pays. La présence US/OTAN en Afghanistan coûte, donc, beaucoup trop chère et semble impossible dans un système économique normal. D'où l'adoption de systèmes de financement occultes, illégaux et non traditionnels lesquels ont, toutefois, échoué à couvrir les frais de la guerre.

Après 18 ans de guerre, la guérilla talibane est non seulement plus forte et déterminée que jamais mais ne semble aucunement disposée à céder aux pressions d'autres puissances musulmanes tentant d'obtenir de ce mouvement des concessions aux demandes US, en utilisant leur influence religieuse sur les chefs du mouvement.

A posteriori, il s'avère que l'ex-Union Soviétique fit preuve de réalisme et de rationalité en décidant d'un retrait ordonné d'Afghanistan. Celui-ci s'étala entre mai 1988 et février 1989 après presque dix années d'une guerre qui draina les ressources économiques soviétiques.

Les États-Unis d'Amérique refusent, au mépris de toute rationalité, de suivre la même voie que les Soviétiques pour des raisons psychologiques évidentes, liées à un certain sentiment de supériorité, minant les élites politiques de Washington mais aussi pour des raisons idéologiques non flexibles. Les Talibans, quant à eux, ont le temps pour eux. L'Afghanistan est considéré comme le cimetière des empires. Les idéologues de Washington avaient cru s'affranchir du déterminisme historique et de certaines constantes historiques. Ils se retrouvent piégés dans une boucle sans fin. Le président Donald Trump, en bon businessman, veut mettre fin à ce cycle et ramener les troupes à la maison mais se retrouve en opposition avec un système ayant fait de la guerre une source de profit. C'est un piège sans issue.

*Consultant international (Freelance)