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La futilité contre l’apesanteur

par Kamel DAOUD

Un souvenir «intellectuel» honteux et douloureux ? Oui, à une époque (années 80), juste avant Internet, entre la presse incolore, les ouvrages des propagandes islamistes photocopiés, le retour des «Afghans» (vétérans de la guerre en Afghanistan) et la baisse de prestige des décolonisations et du panarabisme, naissaient dans le monde dit «arabe» ces légendes de la vanité et de la compensation : Cousteau, le Français s’était converti à l’islam, le nom d’Allah était tracé au fond des mers ou par des toiles d’araignées, Michael Jackson a reconnu Allah…etc. C’était dans le sillage de Malcom X et de Mohammed Ali le boxeur, mais c’était surtout la version courte d’un fantasme puissant : voir le monde enfin «nous» reconnaitre, voir l’Occident, après l’ample courbe ascendante de son triomphe, revenir, par ses «figures», à notre Vérité, notre Livre sacré, notre centralité décidée par la dernière conversation entre le Dieu et l’homme.

Pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce qu’après avoir vu le beau film «le premier homme sur la lune», biopic de Neil Armstrong, le chroniqueur a lu sa biographie «autorisée» écrite par James R. Hansen. Dans le texte, on retrouve trace d’une autre vieille légende «musulmane» : Neil, «le premier homme», s’est converti à l’islam après avoir entendu un chant en débarquant sur la Lune. C’était un appel à la prière, musulman, qu’il reconnaitra, selon ce délire, plus tard durant un voyage. On lit dans cette biographie fouillée que l’astronaute tenta, pendant très longtemps, de démentir cette rumeur mais sans jamais y réussir. Même après une conférence téléphonique avec des journalistes au Caire, le malentendu risible persista. Il répondait à un besoin profond, une nécessité peu soucieuse du réel.

Du coup, le chroniqueur se souvint de cette puissante intox, ce fake news théologique qui incendia les imaginaires et fonctionna comme une dispense et un soulagement : marcher sur la lune est surtout utile pour les Occidentaux pour découvrir une Vérité que nous possédons déjà en restant au sol. Traduire : le cosmos est une mosquée et l’Occident finira par l’admettre. On compensait la défaite technologique, l’échec face à la modernité, l’inaptitude aux astres, par un étrange messianisme low cost. De la Malaisie à l’Indonésie, en passant par l’Égypte et le Maghreb, cette légende devint un délire collectif, un enthousiasme mauvais. Aujourd’hui encore, précise l’auteur de la biographie de Neil, une recherche sur Google «Armstrong islam» donne des chiffres de résultats hallucinants.
 
Mais ces légendes ne se répandent jamais sans l’intime et détestable certitude que l’on se ment à soi-même. Comme ces rêves nocturnes de lévitation que l’on vit avec la certitude, obscure et incongrue, que ce n’est qu’un rêve, une métaphore du déni. Par ces rêves gênants de convertis illustres, on mesure aussi bien sa vanité, sa sous-culture, la pathologie de son lien avec le réel, que la distance qui se creuse entre la maitrise et la pensée magique, la machine et la prière dans ce monde «arabe». Cette épidémie de conversions fantasmées a touché, pendant longtemps, des esprits désespérés qui tentaient de s’approprier un réel qui échappe, guérir un déclassement universel. En gros, le contrepoids délirant à une solitude collective, intime, individuelle dans le monde dit «arabe» et musulman a été d’imaginer le repentir de l’humanité, ses excuses présentées à notre vieille aristocratie historique, ruinée mais sourcilleuse sur l’étiquette.

A revenir sur cette comédie bigote, on se retrouve à conclure à autre chose : les conversions miraculeuses ayant montré leur facticité, il advint un âge, une époque, où l’on tenta la conversion forcée de l’humanité. Le terrorisme est donc l’accélération de cette mauvaise histoire. Et si le réel nous résiste, il devient un complot.
 
Dans cette fable d’un Armstrong converti, d’un appel à la prière sur la Lune, se retrouve résumé le vide de vocation de pays entiers, le constat pénible des imaginaires en panne, l’échec de l’épique et de l’héroïsme dans certaines cultures, la volonté de confectionner de l’universalité par de la suffisance et du nombrilisme, le désir d’être le centre du monde, mais en restant assis. C’est aussi la croyance en la vanité du muscle et de la dynamique, du moteur et de l’ingéniosité : pourquoi aller sur la Lune, pourquoi dépenser du temps et des vies, défier la gravité et la mort puisqu’à la fin, on revient à la Vérité, la nôtre ?

Enfant, le chroniqueur avait vécu avec colère et dans l’humiliation cette extension moqueuse du domaine de l’inutilité au reste de l’univers. On y confondait, condescendant, la futilité et l’apesanteur, un minaret et une fusée. Et on s’en contente encore.