Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

A Karim notre ami qui ne vieillira plus jamais

par Kamel DAOUD

La vie devient un étrange déséquilibre lorsqu’on perd un proche, un ami, ou un collègue. Cette étrangeté qui frappe alors votre vie est plus forte quand celui qui est parti est -a été- jeune, souriant, affable, proche par l’humour et l’amitié. On ne comprend pas. L’alphabet devient un dé ou un chapelet.

On peut recourir au religieux pour atténuer le vide qui a ouvert sa bouche dans votre monde et a montré ses dents. On peut se taire et devenir un vent assis sur un banc, une lenteur ou un désarroi. La mort devient comme un basculement derrière des vitres cosmiques. Et on entend, perçoit, le cri de celui qui tombe infiniment. Pendant des jours ou des jours. On comprend alors que ce vide est là, derrière les murs de sa maison, ses propres vêtements, derrière ses habitudes, ses cris et égoïsmes, derrière sa bonne ou mauvaise vie. Karim, notre photographe faisait partie de cette vie que l’on croit éternelle, régentée par le cycle lent des illusions, acquise car longiligne et routinière. Et d’un coup le voile se déchire sur la mer qui elle-même se déchire sur le vide. Et on se ressouvient de la précarité. On s’imagine la lutte de cet ami dans la nuit, ses derniers moments quand le bruit de la vie devient rumeur qui s’éloigne, une houle qui veut avaler le nom, la terre devient une ligne intermittente. On ne peut s’empêcher de songer à sa jeunesse, à sa proximité chaude, à l’inexplicable de son éloignement, aux derniers instants. On sonde, en soi, le scénario de la fin, la terrible question du «pourquoi ?», le sens. On reste à tourner autour de ce trou de la mémoire à venir. Et, alors, on se met à parler à l’absent pour lui dire quelque chose. Comme pour éprouver une nouvelle distance, jeter une pierre dans un puits. Ou tirer sur une corde pour vérifier un lien par-delà la nuit.

L’idée de cette chronique était de parler du 5ème mandat. Affreux, tragique, morbide. D’évoquer le risque de voir l’Algérie subir la plus grande vague d’exil de son histoire récente. De se hérisser contre les menaces d’Ouyahia et ses vantardises petites et détestables, ses menaces et ses insultes contre ceux qui n’ont pas la chance de vivre à Londres comme certains qu’il connaît. Se mettre en colère et de chercher un peuple, une porte, une fenêtre ou ses propres chaussures. L’idée était de s’indigner. Mais ce n’est pas le moment. Ce n’est pas utile. Certains cherchent une vie après la mort : par l’ablution ou par un 5ème mandat. Nous, on se souvient de la vie avant la mort. Celle d’un ami. Son visage frappe de futilités nos habitudes. Cela ralentit la flamme pour en faire une bougie dans la nuit et le vent.

On se demande alors si cela en vaut la peine que tout cela. Oui ? Non ? La précarité est difficile à transformer, encore une fois, en routine. Ici, sur cette terre algérienne, les plus jeunes partent si vite, la mer les tue. Les plus vieux persistent et trouvent de nouvelles dents dans la bouche des plus serviles. Donnent leur rides à toutes choses, aux murs, feuilles, vitres, calendriers, etc. La mer prend les meilleurs. C’est la plus vieille chanson dans ce pays. Alors oui, il fallait parler de toi, cher ami. Car tu es plus vivant que certains, plus jamais tu ne vieilliras, tu es souriant et tu as désormais l’éternité pour le faire. Et nous sommes là à te chercher en nous-mêmes et à espérer une vie avant la mort, pour nous, et une si longue vie après la mort, pour toi.

Et peu à peu, ce journal qui fait partie de ma vie, change de salle de rédaction. Se fait avec la réunion d’autres qui sont désormais avec toi. Qui était avec nous, en nous. Dans un autre monde. L’Autre Journal que tu a rejoint. Avant nous.

Bon bouclage cher Karim avec les nôtres. Ceux qui t’ont précédé et nous précèdent et qui sont morts alors que nous le sommes encore plus.