Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La Tunisie, une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? (1)

par Emmanuel Alcaraz*

Dans la Tunisie, une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? Ouvrage collectif dirigé par Amin Allal et Vincent Geisser, les auteurs critiquent le mythe de l'exception tunisienne en montrant à travers une série d'articles que l'exceptionnalité tunisienne est, en fait, une spécificité dans le monde arabe.

En se fondant sur une méthodologie rigoureuse, ils critiquent l'idéalisation de la transition démocratique tunisienne en soulignant l'hybridation entre démocratisation et les héritages de la dictature avec ses enclaves autoritaires. L'ouvrage se place sous le patronage intellectuel de Michel Camau, qui avait dirigé en 1987, Tunisie au présent : une modernité au-dessus de tout soupçon ? Les éditions Karthala viennent d'ailleurs de rééditer une compilation de ses meilleurs articles sur la Tunisie, agrémentée de contributions originales, L'exception tunisienne. Variations sur un mythe. Cet ouvrage comme celui dirigé par Amin Allal et Vincent Geisser constituent une réponse au livre de l'universitaire américano-jordanien SafwanMasri, Tunisia, an arabanomaly (Columbia universitypress, 2017), qui se veut un éloge du modèle tunisien fondé sur un réformisme intemporel.

Croisant différentes générations, réunissant des chercheurs français et tunisiens, ces auteurs étudient la démocratisation en Tunisie en la replaçant dans le temps long. Se fondant sur des enquêtes de terrain ayant recours aussi bien aux observations empiriques qu'aux entretiens semi-directifs, ils évitent l'écueil d'une analyse uniquement institutionnelle du régime politique tunisien qui se voudrait selon le publiciste et ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, Yadh Ben Achour, un parlementarisme rationalisé, ce qui n'a pas empêché l'instabilité parlementaire.

Dans une introduction particulièrement dynamique, Amin Allal et Vincent Geisser pointent les maux de la jeune démocratie tunisienne où élites politiques et responsables des organisations de la société civile entretiennent des relations parfois clientélistes au sens de Frédéric Sawicki et de Jean-Louis Briquet, « un système d'échanges interpersonnels non marchands de biens et de services échappant à tout encadrement juridique entre agents disposant de ressources inégales.» Plus globalement, le néo-patrimonialisme (étatisation de la société, privatisation de la société, clientélisation de la société et recours à une imagerie paternaliste de la relation politique), notion empruntée à Samuel Eisenstadt par Michel Camau dans son ouvrage les régimes politiques arabes, peut être utilisé partiellement dans la Tunisie post-révolution pour décrire les pratiques de certains acteurs politiques et sociaux de la jeune démocratie tunisienne. Si ce concept n'est pas employé explicitement par les auteurs de l'ouvrage, les actions collectives et individuelles, qui peuvent lui être associées aujourd'hui, alimentent une certaine désillusion chez les citoyens après l'enthousiasme de 2011.

Dans une première partie traitant des acteurs de la démocratisation (les partis, les syndicats et les mouvements sociaux), Sana Ben Achour montre la gestation d'un nouveau féminisme qui transgresse les normes de l'ancien féminisme d'Etat, promu sous la dictature, et qui s'intéresse aux droits réels des femmes dans la société.

Prenant exemple sur l'occupation de la palmeraie de Jemna dans le Sud tunisien depuis 2011, Alia Gana montre comment les agriculteurs en lien avec des militants de l'économie solidaire s'organisent en créant des associations avec un fort ancrage local pour se réapproprier les terres publiques accaparées par des intérêts privés sous Ben Ali. Jadis, elles appartenaient aux colons et ont été nationalisées par Bourguiba. Citant l'exemple de l'UTAP (Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche), contrôlée par le parti islamiste Ennahda, selon Alia Gana, les syndicats agricoles n'échappent pas au piège de la captation clientéliste par des partis politiques.

Pour Héla Yousfi, l'UGTT(Union générale tunisienne du travail), la principale confédération syndicale tunisienne, surtout présente dans le secteur public miné par les politiques néo-libérales, est concurrencée par des coordinations populaires, des ONG subventionnées par des organisations internationales et des fondations étrangères. Pour demeurer crédible auprès des fonctionnaires et des salariés des entreprises publiques, l'UGTT vient d'organiser une grève générale le 17 janvier 2019 pour contester la politique économique du gouvernement Chahed inspirée par le Fond monétaire international. Ce dernier exige une diminution des dépenses publiques dans un pays endetté avec une inflation élevée minant le pouvoir d'achat des classes populaires. Le front syndicalo-politico-social, traditionnel garant de la stabilité politique tunisienne depuis l'indépendance, est menacé.

Pour Michael Ayari et Thierry Bresillon, pour devenir un parti de gouvernement, Ennahda a oublié ses bastions à savoir les classes moyennes inférieures et les régions intérieures déshéritées. Tout au plus, Ennahdaest devenu un acteur majeur de la clientélisation de la société par le biais des positions acquises dans le secteur public et dans certaines associations. Comme l'explique Anna Wolf dans son ouvrage Political Islam in Tunisia : The history of Ennahda (Hurst, 2017), cette stratégie d'ouverture et d'accommodement d'Ennahda, qui la distingue clairement des Frères musulmans égyptiens, lui a permis de devenir une des principales forces politiques du pays dans un contexte économique et sécuritaire difficile.

Deborah Perez étudie d'ailleurs les pratiques clientélaires des partis politiques lors des mobilisations électorales en étudiant les travailleurs informels au service de ces organisations. Ils profitent de l'extension du marché électoral et d'une expérience acquise au service du régime de Ben Ali.

Choukri Hmed s'intéresse aux gauches tunisiennes divisées entre trois pôles : les défenseurs des droits de l'homme, les socio-démocrates et la gauche radicale et panarabe. Il insiste sur les tensions générationnelles au sein du mouvement ouvrier tunisien entre les anciens militants issus des élites urbaines et les plus jeunes d'origine plus populaire.

Pour Nicolas Dot-Pouillard, l'éclatement de la coalition des opposants à Ben Ali réunissant la gauche et les islamistes est définitivement acté au moment de la crise syrienne en 2011-2012. Le régime syrien est soutenu par l'aile gauche du PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie) et par la gauche panarabe tunisienne alors que le soulèvement populaire a l'aval d'Ennahda et du CPR (Congrès pour la République) du président Marzouki.

Concernant les politiques publiques depuis 2011, traitées dans une seconde partie, pour Eric Gobe, une politique d'épuration des anciens cadres de la dictature est impossible à cause d'une culture politique privilégiant le consensus. La justice transitionnelle optant pour la réparation des victimes et un éclairage sur le passé de la répression de 1955 à 2013 a été proposée, dans un premier temps, comme une alternative à l'exclusion des anciens responsables. Selon une enquête du Washington post du 16 janvier 2019, les travaux de l'Instance Vérité et Dignité, qui vient de rendre ses conclusions en l'absence des plus hautes autorités de l'Etat, ont été freinés par des luttes internes et surtout par le président Beji Caïd Essebsi, ancien ministre de l'intérieur de Bourguiba, et son parti NidaaTounes. Ils préfèrent tourner la page sur un passé gênant pour la classe politique tunisienne. Sur ce point, il est en accord avec son jeune rival, le premier ministre Youssef Chahed, qui vient de créer son parti TahyaTounes.

Pour Jérôme Heurteaux, la reconversion des anciens cadres de la dictature a profité du pluralisme du nouveau régime. Disposant de réseaux importants, ils ont pu se recycler dans des médias, des thinkthank et dans certains partis comme AfekTounes, l'inéligibilité des anciens cadres du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti de Ben Ali, ayant été levée en 2014.

Enrique Klaus se penche sur le fonctionnement de l'agence Tunis Afrique presse après 2011 en mettant en perspective le poids des héritages de la dictature qui nuit à toute réforme de cet ancien instrument de la propagande du régime avec ses « fonctionnaires de la plume. »

Pour Yasmine Bouagga, la prison, lieu maudit oublié avant 2011, devient l'objet de débats publics grâce à l'action des ONG liées aux organisations internationales. Le manque de moyens étatiques, la culture répressive de l'administration pénitentiaire et le contexte sécuritaire freinent les réformes.

Pour Khansa Ben Tarjem, la police demeure une « enclave autoritaire » après 2011. Profitant du contexte sécuritaire, elle échappe, en grande partie, au contrôle politique. La torture est toujours pratiquée par les services de sécurité en Tunisie. Toutefois, des mouvements de jeunes comme Hosebhoms'organisent pour dénoncer les abus policiers. Acteur public, la police, par le biais des syndicats policiers, se constitue en groupe de pression auprès des autorités politiques depuis 2011.

Pour Audrey Pluta, il en va de même pour l'armée professionnalisée, politisée depuis 2011, par le biais d'officiers retraités avec des relais chez les hommes politiques et chez les intellectuels. L'influence du concept de sécurité globale privilégiant la sécurité des individus témoigne de l'influence de la coopération militaire internationale sur cet acteur public. Elle s'effectue avec le concours des attachés de défense étrangers ou de fondations étrangères.

Montrant la faiblesse institutionnelle du ministère des Affaires religieuses, fondé en 1992, très dépendant du ministère de l'Intérieur sous la dictature, Anna Grasso met en perspective l'apparition de nouveaux acteurs dans le champ religieux à l'instar des syndicats d'imams qui connaissent une politisation avec le traditionnel clivage entre conservateurs et modernistes. Leurs divisions les empêchent de se constituer en groupe de pression efficace pour obtenir des améliorations conséquentes du statut fragile des chargés des mosquées et des salles de prière.

Souhaïl Belhadj montre les difficultés de mise en oeuvre de la décentralisation en dépit de sa constitutionnalisation en 2014. L'héritage centralisateur de la dictature, le manque de ressources des municipalités et des régions, mais aussi la méfiance de la société par peur de la fragmentation du pays, expliquent ces lenteurs en dépit de l'engagement des ONG.

Pour Jean Pierre Cassarino, la Tunisie peine à élaborer une stratégie nationale migratoire eu égard à la pression internationale extrêmement forte sur ce sujet. Certaines priorités à l'instar des questions sécuritaires influent sur les choix des acteurs politiques et institutionnels dans ce domaine.

Dans une troisième partie traitant des revendications démocratiques, les auteurs s'intéressent à la parole des invisibles de la politique. Pour Sarah Barrières et Abir Krefa, les engagements féministes se sont diffusés dans les milieux populaires dans les régions intérieures depuis 2011 avec la revendication pour le droit au travail. Les normes de genre s'en trouvent changées dans les mouvements sociaux.

Ludovic Mohammed Zahed étudie les associations à l'instar de Shems depuis 2011 qui défendent les droits des personnes LGBTQI (Lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queer et intersexués) victimes de discriminations. Elles luttent pour l'abrogation de l'article 230 du Code pénal qui punit de trois ans ferme, selon la version arabe du texte, l'homosexualité masculine et féminine.

Pour Maha Abdelhamid, si un mouvement contre le racisme anti-noir a émergé depuis 2011 et se constitue en groupe de pression en dépit de divisions entre les associations, la Tunisie connait aussi une libération de la parole raciste contre les migrants subsahariens, mais aussi contre les noirs tunisiens nombreux à Sfax, dans le Sud tunisien (Gabès, Medenine, Djerba) et dans les régions oasiennes à l'instar du Jerid (Tozeur) s'étendant jusqu'à l'Algérie et à la Libye. Ces derniers ont tardé à s'organiser. L'auteur raconte l'histoire de Slim Marzoug, originaire de Gabès, qui avait voulu créer un parti politique composé exclusivement de noirs tunisiens sous Bourguiba. Celui-ci l'a fait interner à l'hôpital psychiatrique de la Manouba pendant 27 ans.

Stéphanie Pouessel montre que la révolution de 2011 a été aussi linguistique avec le triomphe de la derja, l'arabe tunisien. A la fois langue de la distinction parlée par les élites tunisoises, métissée avec le français, et langue de la contestation du mouvement ouvrier et des régions intérieures, épicentre du soulèvement, elle s'impose par rapport à l'arabe littéraire, langue du pouvoir central privilégiée par les islamistes et par la gauche panarabe.

Farida Souiah étudie le lien entre émigration, contestation et révolution. Le harraga, le migrant clandestin qui brûle ses papiers, conteste les règles d'accès à la mobilité internationale. Ce droit à la mobilité est aussi l'objet de la lutte de plusieurs associations tunisiennes.

Mathilde Zederman étudie les mécanismes de contrôle social et politique de la diaspora tunisienne sous la dictature avec les réseaux du RCD réactivés par NidaaTounes à l'étranger en 2012-2013, ce qui ouvre une autre possibilité de recyclage.

Pour Vincent Geisser et WajdiLimam, le basculement des binationaux franco-tunisiens en faveur de la révolution a une historicité avec les mobilisations contre Ben Ali dans les années 2000. La politisation des binationaux a été discrète pour échapper au contrôle sécuritaire par le biais d'un capital militant acquis en France. Mal perçus à cause de leur identité plurielle, les binationaux se sont désengagés de la scène publique tunisienne à partir de 2012-2013, ce qui alimente un processus de désenchantement à l'égard du politique.

Au final, il y a là un bel ouvrage appelé à être une référence pour les spécialistes du Maghreb. Peut-être aurait-il fallu approfondir la question de la faiblesse des droits économiques et sociaux en Tunisie et discuter davantage des blocages suscités par l'oligarchie tunisienne ? Celle-ci entretient souvent des liens familiaux endogames et est prompte à conclure des compromis avec les autorités politiques largement investies par elle sous réserve qu'il ne soit pas porté atteinte à sa position dominante. Entre les classes populaires et ces groupes privilégiés, la fracture est grande. La jeune démocratie tunisienne s'est montrée incapable jusqu'à maintenant d'y apporter une réponse politique. Michael Bachir Ayari et Thierry Brésillon soulignent toutefois qu'il s'agit de la principale entrave au développement des régions intérieures. Pour traiter de cette question, il faudrait un second ouvrage. A propos du cas spécifique tunisien, les auteurs ont raison de souligner que le grand acquis de la démocratie tunisienne est la libération de la parole publique couplée à une certaine autonomisation de la société civile. Ancienne, en dépit de ses divisions, depuis 2011, elle est dans une moindre dépendance à l'égard des autorités politiques, même si le clientélisme subsiste, grâce à ses liens avec des ONG étrangères et des organisations internationales.

1-(CNRS Editions, 2018) : un ouvrage majeur dirigé par Amin Allal et Vincent Geisser pour déconstruire le mythe de l'exception tunisienne.

*Docteur en histoire (ISP de l'université de Nanterre et IRMC de Tunis)