Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Mon histoire commence par moi, pas par les autres

par Kamel DAOUD

A Paris, il fait froid comme si le corps était un os avec un prénom, nu. On y attend la neige qui va revenir demain. Les rues sont parfois désertes, lumineuses, propices à se fabriquer des rimes dans la tête pour cadencer ses propres pas de marcheur. De toutes les odeurs, j’aime celle métallique des rames de métro. Juste au freinage des voitures. C’est le premier souvenir de cette ville qu’on aime garder dans sa propre tête plutôt que de la céder à ses habitants qui, parfois, s’agitent. Un journaliste a trouvé un néologisme pour parler de la France : « Le Manifestan ». Comme on dit l’Afghanistan ou Pakistan. Hier, déjeuner avec un intellectuel brillant, vif. On y parle bien sûr de l’Algérie, justement parce que l’Algérie n’est pas l’obsession française telle qu’on l’imagine quand on est algérien. C’est un peu un vieil objet fétiche, un intérêt secondaire. Ce qui frappe c’est que c’est inversement proportionnel en Algérie : la France est une obsession. C’est un objet d’insulte, de fascination, de départ, de complément, d’explication. Ce qui est étonnant c’est que ce nationalisme se définit, non par lui-même mais par référence absolue à la France, m’expliqua mon interlocuteur. Vrai et juste : le patriotisme algérien, dans son enthousiasme ou son affect, revient constamment à la France, toujours, pour se définir, pour commencer à raconter son histoire. Ou à l’Arabie, pour sa généalogie religieuse fantasmée. C’est l’Autre, binaire, qui nous définit. On est « arabe » parce qu’on est musulman, quitte à tuer nos propres enfants qui refusent de le croire. On est algérien parce qu’on est antifrançais.

Le chroniqueur se souvient de ces réactions tragiques des siens quand il commença à écrire dans la presse française : ce que vous dites est vrai, mais il ne faut pas le dire et l’écrire en France ! Traduction : ce que penserait un Français inconnu de ce que j’écris est plus important que ce pense l’Algérien de lui-même, par lui-même. Sortir du postcolonial comme affect suppose la maturité, la responsabilité et le poids du monde. C’est un métier difficile que d’être vivant et libre.

Cette « histoire de soi » se définit donc par une réaction à la France coloniale, fantasmée, imaginaire, entretenue comme image. A la fin, mon interlocuteur n’osa pas me le dire mais je le conclus : il s’agit d’indignité. D’une humiliation sournoise de soi-même. Une insulte que l’on se fait : si pour se définir on commence l’histoire de l’Algérie à 1830 et, pour croire, on la fait remonter aux invasions arabes, c’est qu’on a intériorisé l’échec, la défaite, la soumission et l’agenouillement. Ne peut-on pas venir en France sans colère ni soumission ? Ne peut-on pas se souvenir de soi-même sans passer par l’Arabie ? Ne peut-on pas nous raconter à nous-mêmes le récit de notre monde sans le ramener à une guerre et à un ex-colonisateur ?

Faute de récit de soi, heureux et fier, on se retrouve à puiser la fierté dans le sentiment antifrançais. On se retrouve avec ces délires nationalistes auprès des jeunes générations qui n’ont pas connu la guerre et qui en parlent en vétérans bavards quand ils n’ont pas de visa, ou comme la Fédération de France quand ils l’obtiennent et s’installent en France. On se retrouve avec ces islamistes qui croient que Dieu vient de leur parler et que le coran est un livret de famille où ils sont cités comme enfants uniques sinon préférés de Dieu. On se retrouve orphelin cerné de fausses paternités et de fausses rancunes.

Venir à Paris, y marcher, y aimer les murs et les enseignes, y relire les livres et en échanger les phrases, rencontrer les siens, en ami, en égal, en vis-à-vis, en amateur du spectacle du monde. Paris est une fête. Malgré l’actualité ou le bruit mauvais de ma mémoire artificielle. Je ne m’y sens ni écrasé, ni méprisant. Seulement maraudeur curieux, plein des bruits du ciel et des machines. Un jour, parce qu’enfin libre, l’Algérien se définira par lui-même. Ni par un désert, ni par son métier de vétéran d’une guerre que l’on a gagnée face à la France mais qu’on a perdue face au temps. La pire des insultes est celle-ci : commencer sa propre histoire avec l’invasion française en 1830 et la continuer dans sa propre tête, comme un délire, parce qu’on ne sait rien faire que de se souvenir ou de prétendre refaire la guerre. La pire des croyances c’est aussi de chercher Dieu dans une monarchie et croire l’avoir trouvé en tournant en rond en Arabie.

Paris est une fête. Le monde l’est aussi. Et je suis son centre ouvert aux vents et aux images. Je marche. Car demain il neigera et tout le ciel va descendre sur la terre avec son faux poids de flocons.