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Cadi Choaïb Aboubekr (1840-1929) : un savant «Moudjadid» au début du XXe siècle

par El Hassar Bénali*

La vie du célèbre savant Choaïb Aboubekr (1840-1929) fils de Abdeldjelil auteur de «Tanbih al?anam», théologien connu surtout pour son érudition est considéré parmi les grandes figures contemporaines ayant marqué la vie religieuse et intellectuelle, en Algérie et au Maghreb, à la fin du XIX e siècle.

Par la parole et l'écrit, face à la situation aggravée par la domination, ils n'avaient d'autres choix que de provoquer un sursaut de conscience en faveur d'une reprise ouverte, tendant vers la renaissance. Le début du XXe siècle fut un moment crucial où ils devaient faire face à des choix impérieux nécessitant une lutte contre les obscurantismes et les déviances d'interprétation de la religion cherchant par là, un ?Islah', autrement dit, des réformes en vue d'un renouvellement (tajdid) profond.

La situation exigeait une autocritique pour permettre au pays de prendre le train du progrès. Dans leur combat pour le renouvellement (Tajdid), les oulémas en tant que guides étaient sur divers chantiers, relevant à la fois de la religion, de changements de mentalités... Adversaire de tout immobilisme dogmatique, l'enseignement de Cadi Choaib Aboubekr figurait parmi les savants- précurseurs de ce mouvement de changement influencé de l'extérieur aussi, par la mouvance islamique de la ?Nahda'. Prédicateur-imam à la mosquée de Sidi Abou Madyan, il est, successivement, professeur à la Médersa officielle destinée à sa création, à la formation des cadres canoniques enfin, maître d'école dans la mosquée-médersa libre qu'il construisit léguée en bien «ad mortem» (Habous'), au cœur du vieux quartier de Bab el-djiad (Porte des Coursiers). C'est à ce dernier moment que l'enseignement de ce savant?prêcheur allait se distinguer où son enseignement prit une tournure exceptionnelle dans la formation et l'expression de ses idées appelant à travailler pour un Islam d'ouverture, en faveur d'une société vivant son temps. Il gagna ainsi sa réputation maghrébine et au-delà aussi, de «moudjadid» (rénovateur) au contact de savants venus de partout, dans une société musulmane, fortement encore ancrée dans ses atavismes et ses vieux réflexes de conservatismes.

Le «Tajdid» ou «Rénovation» en faveur d'une société vivant son temps

Cadi Choaïb Aboubekr est l'un des premiers artisans de la réforme qui, défiant les statu-quo, luttant contre les polarités sociales mettant à nu les contradictions religieuses. Il est ainsi, à l'image de ses maîtres dont le célèbre Abdelkrim al-Medjaoui, pur produit de la Médersa royale zianide «Tachfiniya» rasée, rappelons-le, en 1870 sous l'occupation ou encore Moulay Driss Bentabet, Si Mohamed al-Fekhar, ces derniers cités par le poète Mohamed Settouti faisant l'éloge de leurs prestiges en tant que savants-réformistes.

Ce dernier savant qui officiait à la mosquée de Sidi Bel Hacen n'est autre que le père de Larbi fondateur du journal «Jeune Algérien» al-Misbah, à Oran, en 1904 et du grand juriste, homme politique et journaliste Si Bénali Fekar (1870-1942) auteur de publications portant sur le droit musulman. Notons que Abdelkrim al-Medjaoui, le maître à penser de Cadi Choaib Abboubekr a occupé, pendant plus de vingt années, le poste de cadi à Tlemcen, avant de s'installer à Tanger puis, définitivement à Fès, où il se rendit célèbre par l'enseignement qu'il assura jusqu'à la fin de sa vie à la Médersa «Quaraouiyine» influençant une génération de disciples parmi eux, notamment, les premiers réformateurs marocains tels Choaib Doukkali, Mohamed Bensouda, Mohamed al-Alaoui?Cadi Choaib est à l'image de son ami Abdelkader al-Medjaoui, le fils (mort en 1914 à Alger) condisciples, tous les deux, de Abdelkrim et dont la pensée était dans la même ligne cherchant une renaissance culturelle et spirituelle. L'histoire relève, aussi, que l'influence de Abdelkader al-Medjaoui fut encore grande, à Constantine, où il a enseigné à al-Kettaniya ayant eu pour disciples la pléiade des réformistes algériens connus: Mohamed Ben Mouhoub, Hamdan Ounissi? précepteurs de cheikh Abdelhamid Benbadis, futur président de l'Association des Oulémas algériens.

Les historiens citent de nombreuses œuvres qu'il a laissées, de même que Cadi Choaib, sur des sujets divers (théologie, jurisprudence, astronomie?) dont «Irchâd al aliba» (Caire 1.900). Il est, également, fondateur de la revue «al-Maghrib» en collaboration avec Motéfa Ben Khodja, Mohamed Said ibn Zekri, à Alger. Il est considéré comme étant précurseur du mouvement musulman de la réforme, en Algérie, citant notamment le penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973). Abdelkader al-Medjaoui et Cadi ChoaibAboubekr, au même rang que les savants de son époque, professeurs à la Zitouna (Tunis), Karaouine (Fès) ou el-Azhar (Caire).

Le train du progrès et de la civilisation

Cadi Choaib Aboubekr a assumé pendant plus de quarante années, la charge de président du concile des Sages de Tlemcen ou «Majliss el ilm»', jusqu'à sa dissolution en 1920, par arrêté signé par le préfet d'Oran. Le «Madjlis al- ilmi» était la dernière institution sociale, politique et religieuse, existante encore du temps de l'Emir Abdelakder, à avoir survécu pendant l'occupation coloniale. Elle fut successivement, dirigée par le cadi et homme de lettres Mohamed Bensaad (1810 ? 1901) dont le fils est connu aussi en tant que poète, Hammadi Sekkal un vieux compagnon de l'Emir Abdelkader, un des rédacteurs du Traité de la Tafna, Muphti à la grande mosquée (1790-1875), Hadj Abdelkader Mahdad (1820-1890), enfin, le cadi Choaïb Aboubekr (1840-1929). Les dernières «Fatwa(s)» ou consultations juridiques furent rendues, la même année de la dissolution de cette institution à caractère social et religieux. (Document. Imprimerie Benayoun, Tlemcen, 1920).

A la date de sa dissolution, ce conseil était composé des personnalités suivantes : Muphti Ben Hadj Allal, Mohamed Ouis (Imam à la grande mosquée), Sidi al-Baghdadi Ben Youcef (Profeseur à la édersa), Al?Hachmi Benazza (Faqih), Sid al?Hadj Ahmed ben Kara Mohamed (Faqih), Mohamed Bensari (Imam, bachhazab et faqih), Ahmed Benghabrit, Ahmed Benachenhou, Mahieddine Haddam, Mohamed Dahhaoui, Braham Mérabet, Ghouti ben Méziane, Mohamed Bouayad (Imams), Ghouti ben Mohamed al-Hassar (Taleb).

Cadi Choaïb Aboubekr représenta comme invité la Tunisie et l'Algérie au congrès des Orientalistes dont les travaux se sont tenus, en 1878, à Stockholm (Suède) accompagné par l'érudit et professeur Si Hammou Ben Rostane. Le cadi accorda licence (Taqrîd) à Cheikh Abdelhamid Benbadis qui lui rendit visite, en 1919, sur recommandation de Cheikh Belkhodja de Zitouna. Cadi Choaïb est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages cités dans l'œuvre bibliographique de Dissi, publiés à Tunis et au Caire, traitant de sujets relatifs aux sciences islamiques et au soufisme, voire notamment ses commentaires de «Oum al-barahin», œuvre du célèbre métaphysicien Cheikh Sanoussi (1434-1485) célèbre pour ses cahiers sur le «Tawhid» (L'Unicité de Dieu) clé de voûte de la pensée musulmane. Dans ses commentaires, Cadi Choaib Abooubekr y intègre de nombreuses discussions sur l'Evangile. Il est également auteur d'un traité sur les successions, connu sous le nom de «Choaibiya» et, aussi, de deux œuvres sur la musique qui ont consacré son ouverture dans les sciences profanes y cultivant sa muse:

- «Boulough al-arb fi musica al-arab». Son manuscrit est signé et publié en fac-similé, par Cadi Choaïb Aboubekr, en 1892, Thaalibia, Tunis.

Dans ce livre, achevé en 1892, l'auteur traite de l'histoire de la musique arabe en général, en Orient et son développement en Andalousie et au Maghreb. Il évoque les différentes formes de métriques applicables dans la «Qâçida» classique, le «Mouwaschah», le «Zadjal» enfin, des modes en musique arabe.

- «Zahratou er-rihane fi ilmi al-alane» (La fleur de myrte dans la science des sons, Tunis, 1897) considérait, que : «la religion n'est pas une frontière, mais un pont vers la science». Savant-mélophile, il plaidait pour des changements d'attitudes et de mentalités à l'égard des découvertes et des progrès universels, contre toute ambiguïté, fanatisme et traditionalisme aveugle, pour une sorte de délivrance.

Contre les conservatismes aveugles

A propos de son second ouvrage sur la musique Edmond Gouvion écrit : «Cette étude, lyrique entre toutes, analyse l'historique de la musique, depuis les temps les plus recules. Fai­sant planer Orphée au-dessus des musiciens d'Eschyle et des nymphes de Calypso, Si Choaïb y entreprend l'explication la plus subtile de la musique, avec des nuances d'un chromatisme surprenant. Il va plus loin, il établit tous les parallèles entre la musique et la métrique et démontre que Galliope, aussi bien que Polymnie, sont tributaires d'Euterpe. D'après lu, et fort logiquement, 1a métrique doit être empreinte du caractère musical. Dans ce sens, il reproduit les théories du célèbre Al-Pharabi et analyse l'opinion du fameux Cheikh Daoud el Antaki sur Aristotalis qui, ainsi que le dit Averroès, composait et chantait des vers sur sa lyre (il est d'ailleurs à remarquer que les poètes arabes composent et scandent leurs vers en chantonnant). L'auteur fait même allusion à Amphion, fils de Jupiter et d'An­tiope, poète et musicien, qui éleva les murs de la Thèbes aux cent portes : selon la fable, les pierres venaient se pla­cer elles-mêmes aux sons de sa lyre. Hélas, sur l'emplacement de la cite du Sphinx n'est plus, aujourd'hui, que villa­ge de Deir-el-Bahari.

Enfin l'auteur conclut que presque toute la musique mondiale dérive de la musique des premières arabes».

Cette personnalité culturelle et religieuse du parangon de l'histoire culturelle de notre pays ne mérite-t-elle pas un hommage ? Il fait, certes, partie de l'histoire oublieuse de notre pays. Tant encore la marginalisation de la société civile, la sclérose due à la faible représentativité et l'incompétence. Tlemcen, sa ville natale est, encore non seulement dans l'oubli mais dans une véritable torpeur vis-à-vis de son passé et ses grands hommes savants, hommes de culture, artistes? et autres qui n'ont pas mérité, à ce jour, encore une honorable pensée, ni reconnaissance, ne serait-ce qu'à travers la baptisation de rues ou encore moins, d'impasses en leurs noms, voire le cas, à ce jour, de Messali Hadj, Abdelkader Mahdad, Bénali et Larbi Fekar, Mohamed Bensmail? et autres dont la liste est encore très longue, qui ont laissé des traces de leur engagement, de leur contribution exemplaire à l'essor et à la pérennité de leur pays.

*Journaliste-écrivain