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L'intellectuel de broussailles, le vrai

par Dr Mohamed Belhoucine

Nos intellectuels et experts ne jouent pas ce rôle de l'intellectuel qui est d'éduquer et d'éclairer l'opinion publique, car il dispose des connaissances, un pouvoir d'abstraction que le commun des mortels n'a pas.

Par contre l'expert organique et l'expert sans poste, n'ont pas de fonction idéologique, ils utilisent leurs compétences pour apporter leur aide à un pouvoir moribond en place, c'est-à-dire se compromettre. Ce sont des experts qui prêtent leur plume et leurs conseils « de sortie de crise » pour les oligarques et l'appareil organique du pouvoir (sans succès), prétendent faire preuve de neutralité scientifique, savent habilement ménager la chèvre et le chou, alors qu'en réalité ils défendent les intérêts de la classe dominante et qui passent allègrement (tous) d'un prince à l'autre, sans distinction de couleur politique. Et là j'arrive à mon propos, l'intellectuel doit être un critique du pouvoir, la notion essentielle d'un intellectuel est indissociable de son engagement politique (la probité de ses attitudes) et de ses propres aptitudes intellectuelles à éclaircir le débat.

L'intellectuel, le vrai, questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, déconstruit les récits organiques, provoque la discorde, introduit un point de vue critique et il doit le faire dans l'espace public via les médias indépendants qui sont tenus et astreints à l'encourager et non à l'étouffer. L'intellectuel se bat pour des principes : la justice, l'égalité, la liberté, les droits de l'Homme (les vrais), défenseurs de valeurs éthiques invariantes et intemporelles.

L'intellectuel est toujours du côté du pauvre, du miséreux, du nécessiteux, du sans emploi, du sans parti, du malheureux, de l'exclu, de l'opprimé, des sans propriété, des classes subalternes sans essentialiser aucune classe sociale.

En gros, le rôle de l'intellectuel est de faire triompher la vérité d'où qu'elle soit. L'intellectuel, le vrai, a pour mission de produire des vérités. Seuls des intellectuels puissants indépendants du pouvoir (l'Algérie n'en a pas hélas) peuvent orienter l'Opinion Publique ! L'expert en activité ne le peut pas car il est incorporé dans l'appareil d'État.

L'expert en externe sans activité même s'il s'agite quelquefois, c'est pour qu'en final puissent régurgiter des trivialités accompagnées de positions mielleuses et visqueuses, sans pouvoir trancher en aucune façon, c'est un être sans attitude.

Cette agitation a pour seul but, de se faire une distinction (au sens Bourdieu du terme), c'est-à-dire se distinguer du lot dans l'espoir appuyé de mendier et d'avoir un poste avec le nouveau prince qui arrive.

Un bon et jeune ingénieur motivé et structuré peut être expert en quelques semaines s'il est assidu à ses dossiers, saura se documenter tout en état capable de fusionner les concepts et les percepts durant son engagement dans le marécageux terrain. Pour nos jeunes ingénieurs, dans peu de temps avec l'intelligence artificielle, l'accès à Internet, leur permettra en multipliant les corrélations, de tout savoir sur tout. Mais ce progrès fantastique à un revers, les grandes agences de renseignements occidentaux ont mis sous tutelle pratiquement toute la toile car elle constitue une ressource en données, inespérée, pour le contrôle des individus. L'aspect positif d'Internet, est de mettre en parenthèse ce côté mythique de l'expert, c'est-à-dire, Internet représentera une menace que pour ceux qui savent et décident. Parce qu'il donne accès au savoir à nos jeunes ingénieurs autrement que par le cursus hiérarchique. Mais pour être un intellectuel fécond, il faut être un véritable forçat, prodiguer un travail monumental de Sisyphe, forgé dans la « souffrance du texte » (l'expression est de Deleuze) pendant les abominables nuits blanches de plusieurs décennies. Oui l'intellectuel doit mettre le feu aux poudres, s'il le faut !

Car le vrai intellectuel est un créateur d'idées et sa mission est d'élaborer une vision du monde des classes sociales. Tandis que les experts ne sont que l'émanation de la bureaucratie d'État. On ne demande pas à l'intellectuel de se muer en aventurier ou en révolutionnaire mais d'être une précieuse boussole qui nous indique le cap pour restaurer nos sens perdus. L'intellectuel doit affiner l'outillage mental d'une société, tandis que nos experts organiques et alimentaires, dessinent un malheureux paysage culturel et idéologique de la société façonnée par la domination et l'inégalité et ils sont du côté du plus fort, ce sont des conseillers dociles, dissimulateurs, effrayants et dangereux.

La force du vrai intellectuel et de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Certes dès fois, les vrais intellectuels, quand la patrie est en danger et en péril, apportent leur contribution et leur pouvoir pour aider un régime sans se fourvoyer avec ce même régime. Regardez le lamentable paysage politique algérien, le vide sur le vide, les partis n'ont plus de ligne directrice claire, plus d'identité sociale ; La mission de nos partis est d'enterrer la politique, plus d'antagonisme entre dominants et dominés ; ce sont des partis attrape-tout, les médiocres, les gangsters, les opportunistes (voir mon papier sur la métapolitique qui tarde à être publié). Nos partis n'ont ni militants ni intellectuels, n'ont pas besoin d'un quotidien, s'expriment dans les médias organiques, et orientent leur ligne selon les fluctuations du sensationnel et du contradictoire. Autrefois les partis défendaient des idées et faisaient appel aux intellectuels pour élaborer leurs projets ; aujourd'hui les partis via leurs campagnes électorales, ont une seule hantise : la course à qui va frauder les urnes, le plus et gagner !

Nos vrais intellectuels doivent manifester leur nette opposition en profondeur, au système actuel. Ils doivent élaborer un projet constituant sur des bases de re-nationalisation et de socialisation des biens et des échanges. Ils doivent bâtir un réseau de solidarités internationales. Après la reddition du pouvoir algérien et de ses dirigeants à l'impérialisme (tous achetés par la corruption et à tous les niveaux); le pouvoir algérien, sans voix, lèche les bottes des pétro-monarchies et de l'Arabie Saoudite, ne se tient plus du côté des peuples de Cuba , du Venezuela, d'Iran, de la Bolivie, de Syrie et de l'axe de la «mouquaouama», pourtant nous inspirent tous les jours par leur endurance dans la résistance par le sens de leurs responsabilités internationales, par la générosité et l'envergure de leurs projets de société. Comment bâtir une volonté collective au profit d'un projet émancipateur, en Algérie, pour faire vivre l'idée d'une alternative de nouvelles identités politiques et sociales possibles, à la morne réalité du fait accompli ? Toute cette opération d'ensemble ne se trouve nullement dans leurs manuels ! Les nouvelles identités politiques ne peuvent procéder que d'une construction discursive.

Cela ne signifie pas qu'elles n'ont pas d'ancrage dans l'expérience quotidienne des individus. Au contraire, une stratégie discursive prend appui sur des éléments déjà existants dans la société, des expériences concrètes, qui peuvent être liées à des solidarités, des combats sociaux (le plus récent combat est celui des médecins et de tout le corps médical, en Algérie, avec sa démonstration de force, à Oran, que je considère comme un groupe social stratégique et à suivre), des affects, des passions, en somme des demandes démocratiques et sociales hétérogènes et transversales qu'un discours politique saura articuler pour leur donner une nouvelle portée et direction. Ces éléments ne se résument pas à la condition matérielle des individus. D'autres dimensions, non matérielles, souvent d'ordre démocratique, entrent en jeu et peuvent s'articuler avec des éléments plus directement liés aux conditions matérielles d'existence, comme l'exigence de la reconnaissance et de l'estime de soi pour chaque individu.

L'exigence de la reconnaissance de soi de la part des autres membres de la société est une éthique politique qui sera répartie: l'amour, l'égalité et le mérite qui, pris ensemble, déterminent ce qu'aujourd'hui, nous devons comprendre sous le terme de Justice sociale. Pour bâtir un peuple, il faut être capable de tracer les contours de ce que peut-être une stratégie capable de mobiliser et de mettre en mouvement une volonté collective, au service d'une identité politique pour un projet émancipateur. Appliquer et adapter la « guerre de position », en d'autres termes, exige une stratégie contre-hégémonique portant un projet émancipateur. Gramsci a démontré qu'à la fin de chaque bloc historique (dans ce cas le bloc historique néolibéral qui s'est fissuré) va permettre de rouvrir le front culturel, sur lequel se définissent les visions du monde, les représentations collectives qui déterminent ce à quoi consentent ou ne consentent pas les individus. Cette dimension est délaissée, depuis trop longtemps, par l'ensemble des forces issues du mouvement ouvrier, soit qu'elles appartiennent à la famille socialiste, soit qu'elles soient partie prenante de la reconfiguration de la gauche radicale après 1989, dans le monde. Une forme d'obsolescence a frappé la gauche, ses codes, ses symboles, ses modes d'organisations ont été défaits et récupérés par le capital et l'international sioniste. La brèche ouverte béante dans le consensus néolibéral ne signifie pas que la vieille gauche est de retour ou qu'elle a une chance de l'être. Elle amène en revanche à s'interroger : qu'est-ce qu'une volonté collective après l'ère de la globalisation néolibérale ? La question est essentielle pour qui pense encore que la politique peut, sinon changer la vie, du moins changer le monde.

Depuis les années 1990, le néolibéralisme s'installe en Algérie, avait puissamment travaillé le sens commun de la société algérienne, parvenant à faire accepter, comme des évidences, ce qui ne l'était pas auparavant. Avant les années 90, il y avait un sens commun foncièrement socialiste, donnant comme acquis les droits sociaux et la valeur d'égalité. Ce sens commun a été détruit avec l'hégémonie de la victoire du néolibéralisme; de nouvelles formes d'identité se sont créées, les gens n'ont plus les mêmes valeurs : il y a un nouvel individualisme et un nouveau consumérisme. La révolution passive du capitalisme néolibéral s'est, évidemment adaptée à chaque pays et à apporter ses réponses à la précédente crise.

Elle a suscité le consentement et s'est infiltrée dans les moindres aspects de la vie humaine pour donner une réponse globale après l'implosion du consensus « social » (un capitalisme d'Etat plus que du socialisme en Algérie, car la propriété des moyens de production était entre les mains de l'Etat et non propriété de la classe ouvrière d'où l'échec du socialisme en Algérie) qui avait dominé la société algérienne et une bonne partie des pays émergents progressistes.Tout le monde s'est trompé, ils ont accepté qu'il n'y avait pas d'alternative à la globalisation néolibérale. Il faudrait arriver à ancrer, au cœur du débat public, des demandes nouvelles en contestant aussi les conséquences sociales des options économiques de ce gouvernement (c'est beaucoup plus un bâclage et des options d'un pouvoir incompétent et démotivé) mais aussi porter une insatisfaction devant les imperfections de la constitution et de l'imposture de la fausse représentation politique, dans notre pays. Il faut que les questions, sociale et démocratique, doivent s'imbriquer l'une dans l'autre, indissociables et centrales. Ce mouvement fort, par exemple, d'expériences de solidarité et de combats sociaux, menés dans l'adversité (médecins, gaz de schiste, un tollé populaire face à la privatisation du secteur public, celle-ci n'est qu'une forme d'appropriation de la propriété du peuple, etc..) donnent des réponses héroïques à la fragilisation de l'Algérie et à cette obligation d'exode et d'émigrer pour une grosse partie de notre jeunesse. Toutes ces demandes sociales, ces colères, ces rêves doivent s'inscrire dans un processus politique « vertical » au cœur de nos institutions (révolution passive). Il faut une réflexion théorique adossée à un champ concret d'expérimentations. Au cœur de tout se trouve la question de la formation d'une volonté collective, si difficile à construire et à affermir, dans le contexte néolibéral et le consumérisme ambiant actuel. Définir une nouvelle frontière politique qui surgit dans un contexte de mutation des clivages. Radicaliser la démocratie, veut dire plus de liberté et d'égalité, forger une volonté collective, susciter le rêve et l'enthousiasme. Pour tous ceux qui veulent bâtir une alternative, démocratique et sociale dans notre pays, il nous faut une théorie de la transformation qui s'inscrit dans un aller/retour fructueux avec l'expérience politique. Il faut élaborer un travail de théorisation exceptionnel, adapté à la réalité politique algérienne.

Le bien-fondé des analyses liées à ce travail théorique doivent répondre aux attentes de nos citoyens. Notre postulat de base se réclame de la théorie de l'hégémonie, nous levons tout essentialisme sur les classes sociales, car les identités politiques ne sont pas données, elles ne répondent pas à une nature par essence, mais sont constamment en construction. Je dois signaler un point important, cette vision dynamique et anti-essentialiste de la politique, qui implique de prendre en compte la notion de frontière et celle de constitution d'identités collectives, est une idée-clé pour comprendre l'objectif de la stratégie politique pour bâtir un peuple. Le but il faut que nous élaborions des outils théoriques pour repenser la stratégie progressiste et rendre possible, en Algérie, la réinvention de la démocratie qui passerait par sa radicalisation et mettre fin aux « professionnels » du pouvoir et de la « politique » et des intellectomanes sous leurs bottes et à leurs services.