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Lettre ouverte à Bedoui, l’autre passeur

par Kamel DAOUD

Se réveiller à lire ce que le Système et certains spécialistes ou journalistes disent comme débilités sur le phénomène de la harga, la migration clandestine. On en reste bouche bée. Voilà donc que le ministre de l’Intérieur, lors d’un Forum à Alger, résume cette doctrine du déni et de la déresponsabilisation avec un art qui vous laisse sans parole, qui vous fait pousser des rames à la place des bras. Pourquoi des Algériens partent malgré la mer, la mort et les vagues ?

1- A cause des réseaux sociaux

2- «Leurs auteurs cherchent un statut social et le gain facile»

3- C’est dû «aux artistes qui chantent le désespoir».

On aurait pu penser que les automatismes du poste peuvent quand même préserver l’intelligence ou, au moins, la lucidité, mais ce n’est pas le cas. Les raisons de départ citées par ce ministre sont ahurissantes. Elles poussent à croire que ce ministre et des Algériens ne vivent pas dans le même pays, ou, l’un vit dans un bureau et l’autre sur une plage.
 
a)- Les Algériens ne partent pas à cause des réseaux sociaux. Ils partent parce que ces réseaux leur permettent le peu de liberté qui reste dans ce pays. Les réseaux, malgré leurs dérives et radicalités, sont devenus une fenêtre sur le monde, une possibilité de parler loin du FLN, du culte des martyrs, des ministres, de l’Appareil dentaire de l’Etat, des chouyoukhs, de la Grande mosquée, et du manque de loisirs. Les réseaux donnent à respirer, à voir, à rêver et à se rencontrer. Les Algériens, pour se rencontrer, n’ont presque que les réseaux sociaux. Le reste est sous contrôle, il y faut un argument, une autorisation, de la soumission, la DRAG, le wali, l’imam, le « Secteur » et les Renseignements Généraux. Alors les Algériens se replient sur les réseaux. Donc si les réseaux les aident à partir, c’est que vous et votre département ne les laissez pas respirer Monsieur Bedoui. Ce n’est pas la faute aux passeurs, mais la faute aux bloqueurs.
 
b)- Les candidats cherchent le gain facile et le statut social ? Là, vous auriez dû préciser qu’on parle de députés, sénateurs, clients du Régime. Vous, moi et certains. C’est ce système qui offre le modèle du statut social par le gain facile. Et quand on ne peut pas y accéder, on va réaliser ce rêve de gain facile ailleurs. Le gain facile et le statut social ce sont les marchés publics, les tronçons d’autoroutes mal faits, les pourcentages, la corruption, l’Administration, le modèle FCE, les dernières sénatoriales, etc., qui donnent à voir que c’est le seul modèle possible. Le seul moyen de réaliser le rêve c’est de mourir en martyr, vivre dans le Système ou ramer. Pour que les Algériens jeunes puissent rêver de gagner lentement et ne pas vouloir un statut social, il faut corriger la tête du poisson, pas sa queue qui rame. Il faut laisser émerger d’autres modèles de réussite, ne pas les écraser, ne pas les clientéliser, laisser faire, laisser passer, laisser entreprendre. Il faut en somme de la liberté. Celle qui vous terrorise. Vous êtes impuissant à corriger ce modèle qui fait fuir ? Ne dites pas alors sur les harraga ce que vous n’oseriez pas dire sur les Clients.
 
c)- Des Algériens partent à cause de chanteurs qui chantent le désespoir ? Risible et humiliant, car ils chantent ce que vous avez aidé à fabriquer. Ils chantent une partie de vos œuvres. Ils sont plus sincères. Des Algériens partent justement parce qu’on ne chante pas, on ne danse pas, on ne nage pas, on n’est pas heureux. La police surveille les couples, les imams aussi, les adultes, les désœuvrés et les morts et les édentés. Il n’y pas de loisirs en Algérie, la Culture est sous la coupe d’un ministre qui croit que sa mission est d’interdire des créations ou de rendre visite aux agonisants en écrivant ses propres fantasmes littéraires, les salles de cinéma sont fermées, les plages privatisées, la musique sous autorisation et la culture est un folklore, pas une fête. En venir à dire que c’est la faute aux chanteurs est stupide, sinon risible et insultant pour notre raison. Nos jeunes partent parce que la vie ici commence soit après la mort quand on prie assidument, soit après 70 ans quand on patiente. Vous faites partie de cette génération qui ne sait pas que le loisir est un impératif de stabilité et qui croit que remplir un intestin suffit pour rendre heureux et donner du sens à l’indépendance. Accuser des chanteurs, aujourd’hui, c’est comique.
 
Les gens partent par barque et vous en parlez. Mais ils partent aussi en cadres, universitaires chercheurs, élites. Car ce système n’aime pas les élites. Il les chasse. Les humilient. Si aujourd’hui on a des milliers de médecins qui partent, c’est parce que ces médecins ont été matraqués, sous votre règne de ministre de l’Intérieur et l’histoire s’en souviendra longtemps de cet Harga dont vous êtes le Passeur. Et vous en êtes responsable de les avoir humiliés, de les avoir chassés, frappés et jetés en bord de route. Vous en êtes responsable.
 
Ce pays a besoin de respecter ses enfants, les rendre heureux, leur permettre la liberté et la joie, leur offrir autre chose que le cimetière ou la mosquée, les laisser rire, exagérer, verser dans l’insolence de leur âge, vivre leur corps et leurs humeurs, s’embrasser et chercher, imaginer. Un pays n’est pas uniquement un drapeau, mais aussi du sens et du bonheur. La possibilité d’un rire et d’une réussite, un rêve algérien. Quand on offre comme modèle de politique l’usage du cadenas, la chaloupe devient un horizon sain.
 
Et si vous voulez parler des raisons du départ, ayez courage et allez jusqu’au bout. Commencez par ne pas habiller les vraies raisons avec des raisons risibles. Cessez le déni, rechantez, si vous en avez le courage, cette terre, donnez du sens, laissez vivre, laissez créer, laissez parler, laissez filmer, laissez écrire, laissez respirer. Des gens sont morts pour qu’on soit libres, pas pour qu’on finisse enfermés.
 
La matinée donc à lire et relire ces raisons. A lire les débilités de certains journalistes ou spécialistes qui accusent l’Europe de fermer ses frontières comme si c’était un droit d’avoir un visa pour l’Europe, alors qu’obtenir un visa pour l’Algérie est un enfer. Risible d’accuser l’Europe alors qu’il s’agit de construire son propre pays. Prétendre que le Mal est la faute de l’Occident et ne rien dire, par lâcheté ou par paresse, sur le vieillissement généralisé du pays comme but de l’indépendance, de la vie, de la prière et de la célébration. Comiques.
 
A la fin ? Oui ce pays fait ce qu’il peut parfois, mais les chiffres ne sont pas le bonheur. Oui, des Algériens fuient, s’en vont ou détestent leur pays dès leur plus jeune âge, mais c’est à moitié à cause de vous, à moitié par manque de courage chez eux. Oui on donne de l’argent mais Monsieur Bedoui vos enfants ne sont pas heureux seulement parce que vous leur achetez des chaussures en hiver.
 
Les jeunes partent Monsieur Bedoui car même pour vous, il vous faut une autorisation pour rire et sourire. Même vous, vous vous ennuyez quand on vous enlève le cortège, le micro, le bureau. Alors soyez digne, participez à la lucidité pas au mensonge sur soi. Assumons tous nos malheurs, un jour il en naîtra une volonté d’en sortir.