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Chronique des années des cadenas

par Kamel DAOUD

Une conférence interdite à un universitaire, dans une université algérienne, sur l’amazighité, alors qu’on vient de fêter le nouvel an algérien. Des militants des droits de l’homme inquiétés, diffamés. Des blogueurs arrêtés. Des films interdits. Des projets de films bloqués. Des livres surveillés. Il y a comme un climat de raideur, de surveillance politique, de commissariat éditorial qui s’est installé dans le pays depuis quelques mois, quelques années. On se l’explique par cette transition qui dure, cette méfiance, cette paranoïa, cette fragilité du pouvoir. Mais aussi parce qu’il manque une autorité centrale forte qui, par effet de réaction, provoque une consolidation des pouvoirs locaux, régionaux, d’autorités locale. On s’y retrouve avec un corps de gendarmes à décider d’autoriser un café littéraire en Kabylie, ou pas. Avec un wali qui à la fois incarne la fragilité de son emploi mais aussi l’excès de son pouvoir. On se retrouve avec cette étrange dictature du local sur le central, du seigneur local sur le ministre central. Cette gestion par défaut qui consiste à tout interdire pour ne rien avoir à gérer.

Mais, au-delà du politique, de l’opposition, de la gestion policière, on reste songeur sur cette «atmosphère» et sa finalité. Interdire est une mauvaise pente qui, tôt ou tard, finit dans le paradoxe. Et, surtout, où va-t-on avec cet interdit généralisé, par défaut d’autorité forte ? Restera-t-il quelque chose à fêter, un jour, les 5 juillets à venir, s’il ne reste plus rien de libre à faire dans ce pays sans «autorisation», visa, agrément ?

Assis dans un café d’Alger, on se retrouve avec cette question qui ceint la tête comme un foulard de migraine : pourquoi avoir libéré ce pays si, au final, on se méfie tant de la liberté ? Pourquoi des gens sont morts et la France coloniale refoulée au-delà de la mer, si des Algériens subissent encore les même privations de libertés et doivent encore et encore recourir aux «autorisations» ? Pourquoi avoir fait une guerre pour, à la fin, reconduire le statut de l’Administré pour les uns et celui de l’Administration nationale ou locale, pour d’autres ? Que ressent-on pour cette «génération» qui persiste et s’attarde et s’éternise lorsqu’on se réclame des ancêtres en emprisonnant ses propres enfants ? N’y a-t-il pas une nuit d’étoiles froides et d’insomnie un éclair, une pensée secrète, refusée, qui aboutit à un vertige : je me suis battu pour la liberté, je m’en réclame et tout ce que j’ai fait c’est imposer aux enfants de ce pays ce que la colonisation m’a imposé ? Qui suis-je si j’ai tant peur de la liberté et je n’y vois que ma fin, mon ennemi et une menace contre ma personne ?

Qu’est-ce qu’être un Algérien si un Algérien ne fait qu’interdire et qu’en face un autre ne peut même pas parler librement d’un livre dans cette Algérie ? A quoi sert un pays si pour parler d’un roman, inviter un écrivain, il faut une autorisation de gendarme ?

«Chronique des années des cadenas». Un film à tourner, un jour ou l’autre. Au moins dans sa propre tête, là où on n’a pas besoin d’autorisation. Là où on peut avoir son Jardin et son Maquis avec juste une table, un café et une interrogation dans l’âme.