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Critique de la raison psychiatrique: Pour une phénoménologie psychiatrique (Suite et fin)

par Abdelkader Benarab *

Cette difficulté a été soulignée dans les premiers travaux de Binswanger qui nous explique que: «La direction de recherche analytico-existentielle en psychiatrie est issue de l'insatisfaction concernant les projets de compréhension scientifique de la psychiatrie? Or, ce à quoi la psychiatrie et la psychothérapie ont affaire en tant que science, c'est, comme on le sait, l'homme, non pas, en premier lieu, l'homme psychiquement malade, mais l'homme» (Binswanger, 1971). Inspiré par son contemporain et maître de philosophie, Heidegger, il trouva dans sa notion de «l'être-au-monde», un cheminement heuristique contre les formes d'aliénation de l'humanité et la réification de l'homme, à travers la scission sujet-objet qui traverse l'œuvre psychanalytique freudienne, dont il s'en est éloigné, en développant l'analyse existentielle, à la suite de Karl Jung, son fondateur, dont la centralité demeure l'humain. La Daseinanalyse (schématiquement analyse existentielle) opère un recentrage ontologique, où toute connaissance et expérience anthropologiques trouvent leur source dans l'être, en tant qu'être de présence et non pas seulement être présent. C'est-à-dire un être de connaissance de soi, de ses souffrances, de son rapport au monde.

La psychiatrie et le sophisme des logiques marchandes

Pour le philosophe Gadamer, élève de Heidegger et fondateur de l'herméneutique philosophique, la fonction essentielle de la médecine n'est pas de donner la santé au malade. Son savoir-faire vise à favoriser un rétablissement, en aidant la nature à se rééquilibrer. La psychiatrie est une discipline auxiliaire, dont la mission principale est de s'associer la nature sans violence, pour l'aider à parachever son œuvre d'harmonie globale. Dans sa pratique, le psychiatre apporte de l'aide, indique la bonne voie de la guérison, la voie de la santé en aidant la nature à reprendre ses droits. Soumise aux vicissitudes de l'existence humaine et aux turpitudes de la société matérialisée, notre vie se heurte chaque jour à des complications, des douleurs qui affectent l'esprit, faisant apparaître des troubles somatiques. L'activité thérapeutique serait de privilégier la parole, c'est-à-dire collaborer avec l'altérité, sans laquelle les chances de rétablissement s'amenuisent et deviendraient insignifiantes. Les meilleurs traitements dépendent des facteurs individuels imprévisibles, notamment dans les situations difficiles, où le praticien constate l'absence de lésions identifiables. C'est à ce moment qu'il faut mobiliser l'éthique médicale, en évitant l'assurance feinte, en s'abritant derrière les réponses techniques, pour rassurer le patient, qui aura du mal à comprendre, alors que le fait humain est seul capable de fournir des pistes pour le salut de la personne. La symbolique de la balance, évoquée plus haut par Binswanger, dans sa distribution binaire, peut pencher vers le bien comme vers le mal, en fonction de son équilibrage, apporté par l'égalité requise de ce repère de justice. Une fois l'égalité humaine acquise sur le principe, reste la tâche ardue à laquelle s'attelle la psychiatrie : l'être dans son essence, dans sa représentation topique, dans ses profondeurs inconscientes, là où l'objectivation et la mensuration n'y ont accès que par la grâce de ce «traitement moral» dont parlait déjà Philippe Pinel il y a plus de deux siècles. Mais l'extrême objectivation de notre santé dont on a standardisé les normes et médicalisé les états d'âme, pose un souci majeur. La médecine soumise aux logiques pharmaceutiques et comptables, s'emploie dangereusement à fixer le gabarit dans lequel chaque sujet doit se maintenir. Les mesures, et les règles établies, imposées à la culture sanitaire répondent à l'hypertrophie des besoins créés sur mesure par la logique marchande, comme «prêt à consommer». Celle-ci convertit le médecin en technicien de soins, et fait de son rôle humain une ineptie aliénante. L'exemple frappant est celui du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), dans ses versions variées. Cette référence médicale est devenue la charte de l'empire pharmaco-industriel, et un catéchisme de la médecine pour les praticiens qui s'y réfèrent. La pharmacopée industrielle, se souciant peu de la valeur chimio-curative d'un produit, évolue dangereusement vers la préfiguration de syndromes psychotiques, et l'établissement d'un registre nosographique, dans une logique de sur risque, pour justifier l'utilisation d'antipsychotiques. Ainsi par exemple, le deuil, même de courte durée, comme la colère, étaient recensés comme pathologiques, à des fins de systématisation et d'usage massif des antidépresseurs. Pour cela, la doctrine du DSM, celle de la CIM (Classification Internationale des Maladies, OMS) et de l'industrie pharmaceutique, mettent en œuvre des indicateurs biologiques, en les codifiant, comme référence unique, sur lesquels viennent s'adapter les traitements appropriés. Cela revient à définir un homme nouveau, dans une dimension nouvelle: celle de l'effacement de sa complexité, de sa nature confuse et inarticulée, sous le coup d'un mode opératoire chiffrable et quantifiable. Un mode de connaissance qui propage et institue un système de signification idéologique, sur la base d'une désensibilisation aux adhérences inessentielles. L'optique politique médicale en Algérie emboîte dangereusement le pas à ces référentiels au moment où la médecine moderne de par le monde procède à des évaluations pertinentes pour s'affranchir des normalisations artificielles dictées par les lobbyings des laboratoires et le diktat pharmaceutique.

Allen Frances, qui dirigea pourtant le DSM IV mais s'opposa farouchement par la suite à ses desseins mercantiles, nous met en garde: «Si les neurosciences ont fait progresser notre connaissance du fonctionnement cérébral, plus nous en apprenons sur le cerveau, plus celui-ci apparaît d'une inéluctable complexité». Posture d'énonciation/dénonciation à l'encontre de l'hégémonisme financier et déshumanisant de la clinique psychopathologique. Souci de consommation, idéologie unitaire, référence unique, une clôture trilogique qui laisse peu de place à la libre pensée, à l'alternative, et à la marge de l'exercice du praticien. Lors de déplacements en Afrique, des médecins européens exerçant sur place, nous disaient que les populations africaines supportaient des hypoglycémies et des variabilités tensionnelles inconcevables en Europe. L'irrégularité des constantes biologiques ne sont pas des écarts aux normes conventionnelles. La normalité est consensuelle dans un groupe social, elle dépend de l'individu lui-même, du contexte social et des paramètres contingents. La psychiatrie a le souci de tendre vers l'opération d'instaurer et de restaurer comme «normal» une phénoménologie de l'existence, dont les critères définis par la para-clinique se donnent pour anormal. Le vitalisme intérieur solidaire des éléments de la nature, crée ses propres normes, comme contraires du contraire. Georges Canguilhem (Le Normal et le pathologique, 1966) médecin et philosophe, soutient que la normalité n'est pas le contraire de l'anormalité. Les règles qui permettent à l'organisme l'autorégulation, et donc son équilibre, sont elles-mêmes des normes. L'organisme a aussi cette capacité, dans ses limites naturelles, d'instaurer l'équilibre intérieur, de restaurer l'homéostasie, de surmonter ses propres faiblesses, ses propres insuffisances. C'est pourquoi ce philosophe, dont Michel Foucault était l'élève, considère la médecine comme un art au carrefour de plusieurs disciplines, plutôt qu'une science.

De là l'impératif d'une adhérence active du sujet destitué aux sources naturelles qui le nourrissent, en allant à la rencontre de sa matrice originelle, sur laquelle sa doctrine est fondée, celle de l'homme et de la nature.

Pathologie, famille et asile

Pour illustrer ces propos qui peuvent paraître quelque peu éclectiques, dans leur tournure et choix théoriques, nous prenons l'exemple de la schizophrénie. Je simplifie mes propos pour mieux comprendre cet ensemble syndromique souvent associé à une désorganisation profonde de la personnalité. Loin de se laisser soumettre au corpus des définitions conventionnelles, la polysémie qui entoure les tentatives descriptives à finalité classificatoire, montre une ampleur sémantique sans cesse reformulée, liée précisément à la complexité de sa nature pathologique, qui ne s'appréhende pas toujours comme telle. L'ensemble schizophrénique a donné lieu à une formation d'une base spéculative, qui n'a pas favorisé un terrain consensuel, permettant une systématisation de l'entité morbide, par une précision du cadre nosographique. L'inconstance des paramètres sémiologiques, la patence qu'impose une symptomatologie déficitaire dans la recherche d'un repérage signifiant, a perturbé l'adaptation thérapeutique. «Il n'existe pas de traitement schématisable de la schizophrénie, valable pour tous les patients et reconnu durablement efficace. La pluralité des facteurs intervenant dans la maladie suggère la pluralité des abords thérapeutiques, dont aucun n'est suffisant à tous les stades de l'évolution» (Guelfi, Boyer, Consoli Olivier-Martin, 2004).

L'analyse psychiatrique, à outrance schématisée dans le cadre de cet article, privilégie les facteurs pathogènes objectivables, sans retenir l'externalité inductive de l'horizon étiologique, dans l'approfondissement diagnostique. La famille et la proximité immédiate, comme ensemble microcuturel, demeurent la contexture de première socialisation déterminants dans la (dé)formation identitaire morbide. Le début de violence apparaît quand la volonté du sujet supposé malade, manifeste les premières velléités d'affranchissement des rigidités normatives accablantes de la famille. Au sein de cette dernière, structure à prétention rassurante, des règles de représentation sociales et un formalisme rigoureux président à l'orientation des cadres référentiels, comme codes normatifs. Les règles qui bordent cette logique bienséante, à l'intérieur des territoires de la personnalité, soi-disant protégée par la famille, constitue la charte éthique, induisant la soumission de ses membres, comme paravent contre les tentatives d'écart aux vertus logiques, et les formes d'intrusion de l'anormalité extérieure. Le magistère parental proscrit le sujet et réduit sa personnalité. La psychiatrie telle qu'elle se pratique encore en Algérie sert d'ersatz à un nouveau façonnage, souhaité puis réclamé par la famille, suite au verdict prononcé par elle contre l'un de ses membres. Le malade, qui n'est pas malade, le devient par et à l'intérieur de sa propre famille. Il sera tout le temps vu comme tel, même au moment où il franchit les lourdes grilles de l'institution psychiatrique. Son diagnostic est déjà posé et un traitement envisagé dans le cadre de ce préalable nosographique, en réponse au réquisit familial, dont il a esquissé les contours pathologiques, sur lesquels repose l'illogisme schizophrénique, cette «maladie de la logique», selon le mot de D. Cooper, qui explique que : «Les lois du groupe familial qui règlent non seulement le comportement mais aussi les expériences autorisées, sont à la fois inflexibles et confuses.(?) On lui dit que s'il viole les règles, et l'acte autonome apparemment le plus innocent peut constituer une telle violation, il provoquera tout à la fois la dissolution fatale du groupe familial, la destruction de ce qui est la personnalité de sa mère, peut-être celle d'autres personnes encore.» (D. Cooper, 1970). Enfin, le combat engagé par le groupe familial austère devient une pure négation de l'individualité en formation.

Retenons de cette étude, en guise de conclusion/réflexion, une question fondamentale. En raison de la prévalence sensible et élevée des troubles mentaux en Algérie (formes de dépressions et toxicomanie notamment), l'amélioration des dispositifs de soins, et les approches cliniques doivent passer par une démarche phénoménologique comme nous l'expliquions plus haut. Les autorités sanitaires sont interpellées aujourd'hui pour réfléchir à la constitution d'équipes interdisciplinaires: philosophes et anthropologues surtout, pour repenser les modèles de soins et éviter les bricolages d'une psychiatrie laissée à l'abandon.

* Ecrivain et philosophe - Ouvrage en préparation : psychiatrie et société