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Fanny Colonna (1934-2014): Ibla n° 221, Tunis, 2018 - «Faire communauté»

par Kmar Bendana

La revue tunisienne ?IBLA' (1-2018) a consacré son n° 221 à Fanny Colonna (1934-2014). Sous le titre «Le sens du collectif et l'attention au singulier.

Quêtes, enquêtes, chemins et rencontres» les quatre coordinateurs du dossier (Isabelle Grangaud, Loïc Lepape, Daniela Melfa, Alain Messaoudi) ont rassemblé 17 contributions qui reviennent sur le parcours personnel, intellectuel et politique de la sociologue.

Donnant sa place aux souvenirs et témoignages, ce recueil restitue différents aspects d'une personnalité scientifique dont l'activité a traversé plusieurs milieux académiques entre la France, l'Algérie, l'Egypte, l'Italie et la Tunisie.

Née en Algérie, Fanny Colonna y a fait ses études, s'y est mariée et y a élevé quatre enfants (Vincent, François, Ugo, Marie). Elle grandit dans un milieu de la gauche catholique qui a pris position pour l'indépendance de l'Algérie. Elle a gardé la nationalité algérienne durant toute sa vie, se résolvant à s'installer définitivement, en France, à partir de 1993, sans rompre avec la recherche universitaire algérienne.

Après un DEA en sociologie sur Mouloud Feraoun supervisé par Mouloud Mammeri puis une thèse de 3ème cycle sur les instituteurs algériens sous la direction de Pierre Bourdieu (Alger/Paris, OPU/FNSP, 1975), Fanny Colonna construit une œuvre autour de trois pôles de recherche : le rural, le religieux et le peuplement européen, en Algérie. L'Aurès qu'elle qualifie comme « pays de langue berbère et de culture arabe » est son terrain de prédilection et de référence. Si la réception de son œuvre reste limitée, cette livraison d'Ibla la montre comme un reflet vivant des débats, en cours, en Algérie et en France : elle se nourrit, met à l'épreuve, discute et prend souvent le contre-pied des courants sociologiques, avec un sens et un souci du terrain et de l'enquête ethnographiques.

Plaidant pour un bon usage de la science coloniale, Fanny Colonna travaille à introduire le religieux dans la sociologie et l'anthropologie concernant l'Algérie, un objet qu'elle considère minoré par les sciences sociales en et sur l'Algérie. Elle explore, à travers des archives et des sondages de terrain, la place de l'Islam vécu et des pratiques dans le but d'aller vers les marges d'un système social recouvert par l'étude de l'Islam urbain, scripturaire et réformiste. Elle entreprend de battre en brèche la séparation entre le savant et le populaire et de réduire la distinction entre les cultures orale et scripturaire. Son ouvrage Savants paysans. Eléments d'histoire sociale sur l'Algérie rurale (Alger, OPU, 1987) montre que la culture écrite circule depuis longtemps, dans la paysannerie de l'Aurès. Les intellectuels de la périphérie sont, également, au centre d'un ouvrage qui n'a pas connu la réception que l'auteur a attendue, toute sa vie. Les Versets de l'Invincibilité (Paris, FNSP, 1996) présente en quatre récits-nouvelles des lettrés de zawiya-s, acteurs d'une transmission de l'islah, une culture réformiste qui, alliant oral et écrit, fabrique un changement endogène.

Intégrée au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS) français, F.C. accompagne la structuration de la sociologie algérienne et les efforts qui la font vivre malgré les anathèmes. Elle rejoint le CRAPE qui donne naissance en 1999 au Centre national de Recherches anthropologiques préhistoriques et historiques (CNRAPH, Alger) et fait partie de l'équipe fondatrice de l'URASC, une unité de recherche qui se transforme en Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC, Oran), en 1992.

L'attention de Fanny Colonna aux marges et aux acteurs invisibles, la mènera vers des comparaisons dans l'espace et dans le temps par lesquels elle tente de restituer des vies individuelles qui suggèrent des homologies de parcours et témoignent de ressources de créativité au quotidien. Elle expérimente une ethnologie Sud/Sud par un séjour en Egypte entre 1996-1998 (l'Algérie est en pleine guerre civile), accompagnée par deux collègues algériens et des photographes. Cette étude collective donnera naissance à «Récits de la province égyptienne» (Sindbad, Actes Sud, 2004), un ouvrage hybride entre la restitution d'entretiens avec des diplômés habitant loin du Caire et des descriptions de paysages et atmosphères de lieux.

Ce séjour lui permettra de faire traduire son ouvrage « Les versets de l'invincibilité » qui sera publié, en Algérie.

Revisitant les lieux, les archives et les mémoires, Fanny Colonna piste diverses formes de contacts pour ne pas en rester à la seule histoire des violences, des conflits, des expropriations, de l'apartheid du système colonial. Elle poursuit sa quête des exemples d'interactions dans des vies personnelles ordinaires, discutant ainsi les grilles interprétatives de la domination et du déracinement.

Le meunier Jean-Baptiste Capaletti, chrétien lié au bandit Ben Zelmet et marié à une Chaouie du Constantinois (Le meunier, les moines et le bandit, Sindbad, Actes Sud, 2010) tout comme Seghir Naït Touati, déporté algérien à Calvi (La vie ailleurs, Des Arabes en Corse au XIXème siècle, Sindbad, 2015, ouvrage posthume) illustrent sa recherche «de multiples histoires d'individus, de groupes, de milieux professionnels, d'associations et d'utopies, [montrant] que ces décennies [de colonisation] n'ont pas été vécues pour rien».

Autour du savoir, de la culture, de la religion et des migrations, Fanny Colonna a proposé des pistes audacieuses à la sociologie historique franco-algérienne, une sociologie faite de connexions et de proximités tout autant que de violences, dépossessions et soumissions. Dans une communauté scientifique où la communication et la transmission se portent mal, elle aura travaillé passionnément à tisser une toile intime et collective qui rende possible une autre histoire du temps colonial. Ce numéro d'Ibla peut au moins contribuer à poser un jalon de plus dans le travail qui lui tenait à cœur, celui de mettre en lien et de comprendre le passé et le présent des sociétés maghrébines.