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Critique de la raison psychiatrique: Pour une phénoménologie psychiatrique (1ère partie)

par Abdelkader Benarab *

Cette étude s'inspire d'une expérience menée récemment auprès de quelques patients souffrants de troubles psychiques, dans un établissement psychiatrique en Algérie.

En collaboration avec un professeur de psychiatrie, nous avons entrepris une série de longs entretiens avec des malades. Parmi eux, certains ont préféré s'exprimer par écrit. L'anamnèse a été conduite en trois temps. Un premier face-à-face avec le patient, un deuxième entretien élargi à l'équipe chargée du suivi médical, et le troisième moment en présence des membres de sa famille. Sur cette base a été mené ce travail avec quatre patients totalement pris en charge par nous, mis dans une situation favorable et peu ordinaire. Ces faveurs relèvent uniquement du fait de leur avoir accordé plus de disponibilité que ne le permettaient les conditions de travail habituel. Outre les résultats d'examens, ce qui m'a surtout interpellé lors de cette expérience est l'exercice de la psychiatrie elle-même, en tant que discipline de l'esprit et de l'âme, en rapport avec le soma, dans une formidable intrication bio-psychologique.

Notons que cette démarche thérapeutique, en deçà de toute curiosité et intérêt heuristique, ne se prévaut d'aucun mérite particulier, sinon l'avantage d'être une première dans cette institution hospitalière. Les moyens qui ont aidé à sa réalisation sont exceptionnels, comme le seront les conditions de son déroulement. Expérience donc difficilement généralisable, et cette limite a deux raisons. D'abord, les patients sont trop nombreux : la moyenne quotidienne des consultations varie entre 30 et 40 malades par consultant. Ensuite, le personnel et l'ensemble des praticiens ne bénéficient pas d'une formation appropriée, adaptée aux circonstances de la gestion curative. Nous pouvons rajouter une cause fondamentale et institutionnelle, celle de la relégation du discours subjectif et des processus sociaux.

En matière de formation du personnel hospitalier, il faut insister sur la nécessité de mettre en place un programme de formation modulaire, qui intègre principalement au moins deux unités d'enseignement, avec des contenus disciplinaires comme la philosophie et l'anthropologie médicale. Cet apprentissage vient en complément de la formation psychiatrique de base qu'il complète et modifie, dans ses approches curatives, et ses orientations prophylactiques ; par l'intérêt d'une prise en charge de la double dimension, subjective et micro-culturelle, liées à l'environnement d'origine du sujet.

De surcroît, ce séjour expérimental m'a valu de dégager un constat global concernant la matière psychiatrique d'une manière générale, avec une saillance dans le champ pratique de la médecine en Algérie. Dans l'histoire de la culture médicale algérienne, le médecin bénéficie d'un éclat particulier, dû au prestige de son rôle mythique de «sauveur/guérisseur» gravé dans l'inconscient collectif, entretenu par une représentation générale, dans une société où règne encore une large part d'ignorance. La relation praticien/patient contaminée par ce rapport de force, et imposée par l'élite médicale autoproclamée, favorise autoritairement cette corporation et conforte son paternalisme. Cette attitude affligeante n'est pas limitée seulement au terrain psychiatrique, mais l'ensemble du champ médical en est affecté, à de rares exceptions près. Loin de servir le bien-être du malade, cette négation pénalisante pour l'altérité pathologique, constitue un aveu d'invalidité, un déni aux formes de singularité et une injonction explicitement réductrice de sa liberté. La mutualité d'égards au sein d'une coopération médecin /malade, sur la base d'un protocole déontologique faisant défaut, réduit le malade à l'obéissance, le démunit de son droit d'accès à l'information sur son corps et sa pathologie, mais toujours soumis à la décision condescendante du praticien, sans possibilité de recours. Neutralisation paradoxale de la normalisation intersubjective, transformation de la finalité thérapeutique en abstraction, et la thérapie en mode de pouvoir technico-instrumental. Ce biais relationnel, survivance d'un passé renaissant, nuit au fonctionnement et à l'évolution de la médecine. En psychiatrie où la participation du malade est donnée pour être plus «active» qu'en médecine générale, ce dernier n'est (a)perçu que par sa filiation, déclinée au seuil du bureau des entrées, pour figurer sur les registres anonymes de l'asile: seul moment où sa parole est entendue pour résonner dans le no man's land labyrinthique des thérapies tâtonnantes. Des rapports violents régissent régulièrement le lien désunissant, des soignants avec les malades. Les premiers ont du mal à se défausser de leurs comportements pénalisants, ceux-là de se libérer de leur soumission. L'exercice de l'unilatéralisme médical en Algérie se traduit par le lien de l'imprescriptibilité coercitive, objectivée par la PRESCRIPTION, comme pouvoir absolu au service du médecin démiurge. Une situation difficile qu'on peut résumer par la justesse de cette remarque d'un médecin anglais : «Prescrire (?) est le moyen le plus rapide de mettre fin à une consultation?» (Zarifian, 1973). Cette défaillance notable m'a amené à réfléchir d'un point de vue critique, sur les traitements et l'évolution de la conception de la maladie mentale d'une façon globale. Une discipline qui connaît certaines résistances, jusque dans les milieux scientifiques, mais aussi au sein des malades eux-mêmes. Les difficultés sont liées à l'exercice de sa pratique, de ses orientations, ses limites intellectuelles, à l'exclusivité neuroleptique et souvent à l'absence de pathologie physiologique.

L'homme tourmenté

Il est important d'insister dans cette étude sur une mise au point et un éclaircissement qui vont nous guider sur un terrain complexe, celui de la pratique psychiatrique, telle qu'elle fut exercée depuis sa genèse. Le regard qu'on peut porter sur cette discipline est un jugement critique et une évaluation historique, loin des inimitiés antipsychiatriques et des postures dépsychiatrisantes ; c'est une large part d'une réflexion déconstructive, d'inspiration anthropologique et philosophique, sur un rapport d'ambiguïté où se dessinent deux lieux de pouvoir : traitement et enfermement. D'un côté, l'institution, lieu par excellence de production de discours, où s'exprime pleinement le pouvoir médical, inféodé à la structure qui le contrôle. Dotée d'une technologie et d'une instrumentation, elle constitue une organisation de relais à l'autorité, qui régit le champ médical, social, politique et économique. D'un autre côté, une extrémité souvent reléguée, caractérisée par un régime d'obéissance, où viennent s'abîmer la singularité individuelle, la signification existentielle des troubles et les plaintes du sujet destitué. Cette dualité devient un espace d'affrontement entre l'instance hégémonique médico-institutionnelle et l'entité morbide avec son cortège de contentions, de contraintes corporelles et de compensions.

Afin de forcer l'imperméabilité des deux espaces adjacents, qui empêche la communication de se faire dans la proximité, et dissoudre l'étanchéité de ses frontières dogmatiques, imposée par l'intransigeance sectaire des logiques unitaires, il se doit d'observer une démarche humanisante et interpersonnelle.

Celle-ci faciliterait la voie d'une économie mentale et psychique. Une économie de dialogue en faveur du soignant et du patient. D'une part, la sollicitude attentive à laquelle s'emploie le premier contribuera à défaire l'entrelacs des convulsions intérieures, portées par l'expression des souffrances. Ainsi, d'autre part, l'inconscient psychique opérera une émersion, pour mettre à nu l'antériorité réprimée, contenue dans les limites psychiques du non-dire, imposé par la tâche clinique. De cet inconscient rétracté, où se retranche l'aliénation, se libère la vérité du récit, comme roman de l'existence, constituant une esquisse étiologique au mystère des affections inaccessibles. La tâche du psychiatre est de se saisir du parcours du patient, cet «infini inépuisable» (Jaspers, 1928), pour suivre le schéma narratif individuel, qui reflète la biographie de l'altérité pathologique, comme affluent identitaire que viennent grossir, la famille, la société et l'environnement.

De sorte que la pathologie se définira comme l'union indissociable de l'élément culturel et naturel, d'un soma et d'une psyché inséparablement unifiés.

Souvent le corps du malade, exposé à la visibilité paraclinique, ne manifeste qu'une faible pertinence sémiologique, rendant difficile la formulation du diagnostic. La soumission à l'exploration instrumentale ne dégage qu'une opacité aux contours non objectivables, concernant la piste de la maladie, source de plaintes répétées. A partir de là nous pouvons méditer les modes de fonctionnement psychiatrique, et considérer le critérium sur lequel est fondée sa matière, afin d'opérer, sans risque d'erreur un transfert, ou un décentrement de la matérialité médico-biologique et ses onguents pharmacologiques, vers une validité resocialisante de l'individu, sous le sceau d'une phénoménologie anthropologique, ayant pour cadre l'unité de la personne humaine. Unité perdue à la suite de cette dissociation, que la praxis médicale se trouve souvent dans l'incapacité de compenser. La modernité technicienne fait de la personne humaine, distinctement, corps et esprit, suite aux logiques de spécialisations et de cloisonnement des secteurs touchant à la nature et à la vie humaine.

Or l'idée de totalité, saisie dans ses relations avec les parties hétérogènes, est une nécessité, qu'elle seule, peut incorporer à l'harmonie générale. La notion allemande de Ganzheit (totalité) rend bien compte de cette intégrité qui sauvegarde et maintient l'équilibre vital de la personne. Le corps et l'esprit sont consubstantiellement liés, formant une entité ontologique, par l'assimilation des attributs biographiques, des souvenirs et de la culture.

La dislocation d'un moi répri        mé est corrélative d'une désocialisation tragique, conséquence avérée du déséquilibre de l'affectivité. De même que l'effet du cloisonnement, qui touche les domaines de la science, de la nature et de l'homme, est désastreux pour notre équilibre, parce qu'il le confine dans un compartimentage étanche, où la proximité n'est plus possible, où chacun lutte pour sa survie, faisant de nécessité vertu.

Il faut se rendre compte de la nécessité de réconcilier science et nature, médecine et homme, patient et médecin dans une perspective holiste, pour se réapproprier les processus rythmiques indispensables à l'existence.

Pour réhabiliter le sujet, il faut reconsidérer la psychiatrie dans son rôle de Mitmensch, c'est-à-dire d'homme semblable, d'homme égal, fondement de la condition humaine.

Cependant, pour y arriver, la condition en est la sympathie vraie, non affectée, chère au philosophe danois Kierkegaard. Esprit lucide dans ses tourments psychiques, dont il a souffert lui-même comme sujet malade. Son influence est considérable sur la formation des paradigmes psychiatriques, incarnés par toute une génération, à l'instar de Ludwig Binswanger, disciple de Young, qui résume cet engagement sincère : «Celui qui n'est pas capable de mettre sur l'autre plateau de la balance sa propre existence, en face de celle de son malade ne mérite pas le nom de psychothérapeute». Ainsi, le philosophe de Copenhague préfigurait déjà la notion d'Einfühlung, l'empathie, comme modalité essentielle de rencontre d'un moi avec un autre moi, qui n'est pas «autre» que moi.

La notion d'empathie assigne au déterminisme neurobiologique, les nouveaux abords d'un cadrage phénoménologique, dans la suite de l'analyse intersubjective, au contenu intrinsèquement existentiel, pulsionnel et intuitif, puisque s'agissant de troubles de l'incorporéité de l'existant. Cette option existentielle est une valeur heuristique fondamentale dans l'approche d'une phénoménologie psychiatrique. La nécessité d'une phénoménologie clinique provient du décalage qu'éprouve le psychiatre à établir une unité sémantique, dans un ensemble disparate, constitué d'innommabilité, d'enchevêtrements intra-psychiques, de conflictualités internes, de représentations inconscientes, bref, une somme indécelable par un repérage sémiologique classique. «En effet, ce à quoi la psychiatrie a affaire, c'est au psychisme de l'homme, et celui-ci ne saurait être réduit à ce qu'en disent les sciences naturelles ou toute théorie construite sur un modèle naturaliste.» (Abettan, 2018).

A suivre

* Ecrivain et philosophe ouvrage en préparation : psychiatrie et société