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Les montagnes ? Elles allaitent le ciel

par Kamel DAOUD

«...Les mots sont comme des pigeons ou des oiseaux de la mer. Les oiseaux qui n’ont pas de noms dans ma langue. Je ne parle pas des cigognes, ou des pigeons, ou des hirondelles, mais des autres qui viennent rarement ou ceux qui vivent près de la mer et rient avec elle. Si je cours pour les rattraper, ils s’envolent en jacassant et deviennent des cris ou des balbutiements dans ma bouche. Alors, il ne faut pas bouger. Je reste assise, comme lorsque j’étais enfant, et doucement ils reviennent se poser sur les choses, sur les souvenirs. Je peux alors commencer à parler. Mais là, dans ma tête, pour vous « Gens de ma tête ». Mon histoire est célèbre selon ma fille, la télévision en a parlé et les journaux et les gens me regardent autrement. Personne n’ose me toucher. Les gendarmes aussi. Alors pourquoi je vais la raconter à nouveau ? Parce que je suis enfin assise, seule dans la place publique, là où il y la mairie et il fait très beau. Tout le ciel est bleu et ne bouge pas et la lumière est comme un homme qui me caresse. Ou une belle couverture en coton, avec un tigre dessiné dessus et qui saute d’un arbre qui est inachevé dans le coton et la teinture. Les couvertures qui viennent d’Espagne. J’en ai deux, une marron, et une orange. Les deux tigres sont bleus. Aux bords de la place, il y a des arbres qui sont comme une seule main immense et qui bouge et fait des gestes au ciel et aux avions. Les arbres ont été plantés par les Roumis avant leur départ. Les nôtres ne les aiment pas, mais ne les ont pas arrachés. La mairie a refait encore le pavé et le carrelage de la place. Il est rouge et blanc. Si j’avais tous les chiffres dans ma tête, j’aurai pu compter longtemps mais j’avais arrêté d’aller à l’école quand j’avais dix ans.

Je m’étais cachée derrière les eucalyptus de notre village, ceux qui accompagnent la route pour qu’elle ne se perde pas, j’ai attendu que les autres écoliers rentrent et je suis rentrée avec eux. C’était l’un de mes premiers mensonges. J’ai fait ça deux ou trois fois et ma mère a compris. Elle en parla à mon père qui haussa les épaules et décida que je ne devais plus perdre mon temps. « Le seau et le balai t’attendent ». Il parlait du seau pour faire le parterre. Il y a des enfants écoliers qui passent maintenant et qui s’arrêtent pour me regarder, personne n’ose venir me parler depuis que la télévision m’a un peu oublié, mais personne ne m’insulte. Je suis assise là, des voitures passent, j’ai de l’argent, je ne me cache plus et je me sens forte. J’écoute mes os comme disent les vieux. Mes mains aussi. Alors pourquoi je reprends cette histoire ? Parce qu’on me l’a volée. J’ai tellement raconté de détails, que j’ai oublié ce qui était exact et ce qui était trouble. C’est comme une eau de ruisseau très agité et les mots sont ses cailloux au fond obscur. Là, si je reprends depuis le début, ça va s’éclaircir. Et ensuite, je veux comprendre, je pense que j’ai raté quelque chose d’important, comme si j’ai menti à vrai dire. On m’a poussée à dire des choses et j’avais la bouche pleine de mots qui n’étaient pas à moi, de sourire, on m’a encerclée et j’ai raconté ce qu’ils voulaient entendre. On le sait tous dans ce pays quand la télévision vient vous chercher pour vous faire parler. Il faut commencer par remercier le président, les chouhada, le maire, sourire beaucoup en montrant les cadeaux qu’on vous a offerts et terminer en parlant de Dieu et de l’Indépendance. Je l’ai fait. Mais là, j’ai fini de parler aux autres et je veux me raconter à moi-même ma propre histoire, comme si je pouvais enfin manger seule, peut-être débusquer un secret ou comprendre ce que je dois faire ensuite. Car là je ne peux rester ainsi : on m’a donné de l’argent, des cadeaux, on a raconté mon incroyable histoire même dans les télévisons de la France et même l’imam baisse la tête quand il me croise. Les villageois craignent l’Etat mais ils ne vont pas le craindre longtemps. Si je ne trouve pas une suite à mon histoire, on va me chasser. On ne peut pas laisser quelqu’un comme moi dans les parages. Cela va tout détruire, cela fait déjà rire les femmes trop haut, les enfants me scrutent comme si j’étais un film et personne ne sait s’il faut m’accepter dans les enterrements, les fêtes de mariages.

Je vais aller très loin, Benni Yenni, c’est de là que viennent les poteries que j’aimais tant. J’adorais faire sortir les animaux des livres indéchiffrables et les modeler pour les extraire au papier, leur donner une ombre. Peut-être que je peux aussi faire ça ailleurs. Entre des montagnes. Les montagnes sont puissantes sans être des hommes. Quand j’étais enfant, je croyais qu’elles donnaient le sein au ciel, du lait qui devient des nuages...»