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Dostoïevski, Hugo et Mahfouz menacés de mort

par Kamel DAOUD

L’image arrive du Koweït. C’est le pays où vient d’avoir lieu la foire du livre il y a quelques semaines. Sur cette photo, des pierres tombales, semi-enterrées dans le sol, mais ces pierres sont en papier. Il s’agit de livres avec les titres refusés par la commission de lecture derrière la sélection des éditeurs autorisés à participer. Même s’il s’agit d’un événement qui a lieu à des milliers de kilomètres, cet autodafé interpelle. La censure des livres est toujours le mauvais présage d’une époque, un peu le préliminaire morbide de la mort des peuples ou de la guerre. Le plus étrange dans cette affaire, c’est sa mécanique. Car une commission de censure à la « communiste» est une chose connue. Parce qu’il s’agit de préserver une doctrine claire, la police éditoriale procède au filtrage des œuvres pour réserver «l’esprit révolutionnaire» d’un peuple en servitude. On connaît. Mais aujourd’hui ? Il s’agit du même et du différent, à la fois. D’abord celui qui prend la décision, ce n’est pas un bureau de policiers en civils, mais un fonctionnaire qui procède par mots clefs : sexe, bible, Christ, Juif, «politique», seins, sirènes, vulve ou divin. C’est un algorithme désossé, embusqué derrière un écran et qui a l’index d’un Dieu. Au Koweït, cela a donné des listes loufoques de livres interdits : les frères Karamazov, «Cent ans de solitude», Victor Hugo ou autres. Pour autre exemple, le chroniqueur se souvient, il y a quelques années, de «La bible de l’informatique», interdite en Algérie lors d’une édition du Salon du livre d’Alger. Le mot «bible» suffisait.

Doucement alors se répand dans le monde dit «arabe», ce procédé de censure par le bas, de mise en conformité du champ éditorial. En sus du manque de livres, de l’absence de réseaux de diffusion, du manque de soutien et d‘éditeurs, le livre dans le monde «arabe» subira la censure des régimes et l’agressivité des maisons d’édition religieuses financées par les monarchies et les réseaux islamistes. Une rétraction de la culture du monde face au prosélytisme fortuné. La bataille est invisible vue de l’Occident, mais dans cette géographie du monde musulman, elle fait rage. Elle investit les écoles, les lieux de culture, les foires, les mosquées, la rue. Jusqu’à dans les salles d’attente des salons de coiffure ou des cabinets médicaux, vous retrouverez ces «livres gratuits» qui vous expliquent le monde par «le complot juif», la sécheresse par la jupe des femmes et le sous-développement par le manque de prières et de mosquées. Cette Bit-litt va partout et ne coûte rien.

Au Koweït donc les livres sont censurés par un employé. Est-il l’insignifiance souveraine ? Non, il incarne plutôt, parfois, «l’arabe du futur», convaincu par le complot mondial, populo-islamiste, ayant résolu la question de sa servilité politique par une doctrine de la soumission en attendant le paradis ou le califat, un zélé. La censure se fait bête en quelque sorte, mais bête, obscure et infime. Car dans les faits, les régimes qui en usent recourent à l’argument de «la sécurité intellectuelle». C’est la formule inventée, par exemple, en Algérie pour contrer la montée du wahhabisme dans le Sahara algérien et garder la main sur la formation des imams. La « sécurité intellectuelle» est une doctrine qui permet de préserver la doctrine religieuse du pays contre les invasions idéologiques comme le wahhabisme ou les Frères musulmans d’Erdogan. L’argument sert à faire taire les critiques internationales sur les manquements à la liberté d’expression. «Quoi ? Vous voulez qu’on laisse s’installer les djihadistes chez nous ?», s’indignera la dictature. Non, répondra l’Occident. A une question sur les difficultés des ONG européennes en Algérie, Merkel Angela a répondu durant un café avec le chroniqueur, que la loi dure sert, selon les Algériens, à faire barrage aux ONG islamistes. Donc on valide. Le souci et que le même argument sert à censurer Gabriel Garcia Marquez ou un écrivain local sans immunité médiatique.

Cette censure bureaucratique se retrouve utilisée aussi par les courants islamistes concurrents. Il suffit d’exposer un livre sur le chiisme au salon d’Alger, pour se voir dénoncer par les salafistes sunnites auprès des organisateurs. Complexe machine d’où l’on sort désarmé. Si on laisse faire, on aboutit au cas du Koweït, aux absurdités algériennes où un douanier devient commissaire politique. Si on ne contrôle pas, on aura des affirmations minables : «Un livre sur comment frapper sa femme peut s’avérer utile». Propos tenus par le commissaire du Salon international d’Alger il y a un an.

Justifiée, la censure va servir même à empêcher la diffusion des idées de réformes, (beaucoup de livres censurés sont ceux qui appellent à la réforme des lectures des textes de l’orthodoxie religieuse). A Alger, l’enquête de la Tunisienne Hella Ouardi sur «Les derniers jours du prophète» a failli être saisi, au stand de l’éditeur qui a défendu son étalage avec des cris.

Anecdote sur un monde qui vit mal le livre. Censurer est le synonyme de tuer dans quelques années. Mais laisser le champ éditorial libre profite à ceux qui ont l’argent de la Mecque et les idées de Médine pour restaurer leur moyen-âge. Il fallait donc rappeler, à ceux qui hésitent près des étalages dans les librairies de l’Occident et chez nous, que Dostoïevski ou Mahmoud Darwich pourront un jour devenir des livres introuvables.