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Politique intérieure et politique étrangère sous Boumediène (1ère partie)

par Azzedine Chaibi*

  L'ex-président de la République algérienne Houari Boumediène est décédé le 27 décembre 1978. Nous célébrons donc, cette année, le 40ème anniversaire de sa disparition.

Mais l'homme du 19 juin n'a pas vraiment disparu, pour au moins deux raisons : la première tient au fait que les bases sur lesquelles il a édifié - ou participé à édifier - l'Etat algérien sont, pour une partie d'entre elles, encore de mise. La seconde raison vient du fait que l'évocation de son nom ne laisse personne indifférent. En effet, qu'il s'agisse d'adversaires, de rivaux ou de défenseurs, Boumediène suscite le débat, la controverse, la passion, voire la polémique. Et c'est précisément la polémique soulevée par le débat autour de Boumediène qui empêche toute analyse objective, empreinte de sérénité et porteuse d'enseignements, en mesure d'éclairer l'avenir de l'Algérie. Certes, la problématique de l'impartialité et de l'objectivité des sciences sociales et humaines est un fait incontestable, mais elle peut mener à l'impasse lorsqu'il s'agit des sciences de l'Histoire1, et particulièrement lorsqu'il s'agit de l'histoire des hommes qui ont marqué leur temps.

Les exemples des polémiques suscitées par le personnage de Boumediène sont légion.

Ainsi, Said Sadi tente de montrer dans son ouvrage «Amirouche, une vie, deux morts, un testament»2, le rôle actif de Boumediène dans la mort des colonels Amirouche et Si El Houès. Propos auxquels le journaliste Saad Bouakba3 répond en précisant qu'il n'y a aucun lien entre la mort des deux colonels et Boumediène. De même, Ali Mabroukine tente de répondre aux personnes qui contestent la légitimité historique de Boumediène en précisant que «Boumediène était considéré unanimement comme le seul chef politico-militaire capable d'unifier les rangs de l'ALN?» 4.

Même les interviews des journalistes servent de relais à la polémique. C'est ainsi que lors d'un entretien effectué avec Mahieddine Ammimour, proche collaborateur du président défunt, le journaliste lui demanda le motif de l'éviction par Boumediène de Moufdi Zakaria. Eviction qui, selon le journaliste, poussa le poète à emprunter le chemin de l'exil vers le Maroc5.

On pourrait continuer, ainsi, à énumérer toutes les polémiques exprimées au sujet de Houari Boumediène à volonté : effacement de la culture berbère6, instauration d'un régime autoritaire militaro-bureaucratique7 et populiste, arabisation précipitée, option socialiste inadaptée aux principes islamiques, culture de l'assistanat et du tout Etat, emprisonnement de leaders politiques, engagement international contraire aux intérêts nationaux? Mais quel intérêt sert cette approche ? Peut-être celle de règlements de comptes entre groupes d'obédience politico-idéologique clivante et contradictoire.

Le présent article s'inscrit dans une tout autre perspective, celle d'examiner ce que furent les convictions de Boumediène et les actions qui les ont portées. L'écoute de nombreux discours et la lecture des textes promulgués du temps où Boumediène dirigea l'Algérie font ressortir une évidence : sa foi inébranlable en la révolution et aux principes qui en découlent. Seulement la révolution n'était pas le cheval de bataille propre à Boumediène, surtout pendant les années 1960 et 1970. En effet, Che Guevara, Mao Zedong, Djamel Abdelnasser et bien d'autres leaders se sont faits les chantres de la révolution. Mais la révolution n'avait pas toujours le même sens ni la même finalité, son contenu variant selon ses laudateurs. Ainsi, au moment où Che Guevara cherchait au moyen de son combat à donner une dimension internationale à sa révolution marxiste-léniniste, le colonel Nasser voulait, par la révolution nationaliste de 1952, instaurer une république au service du peuple égyptien. De même, la révolution culturelle de Mao Zedong devait servir des objectifs d'une tout autre nature. Mais quid de Boumediène ? Que signifiait la révolution pour lui ? En avait-il une conception propre à lui ? Quelles modalités lui attribua-t-il au moment de son accès au pouvoir ? Ses choix furent-ils judicieux, à postériori ? La révolution voulue par Boumediène était-elle conforme aux valeurs de la société algérienne ? S'agissait-il d'une attitude opportuniste ou bien d'un choix assumé ? Bien évidemment, la tentative de répondre à toutes ces questions de manière exhaustive est une chimère. C'est pourquoi nous proposons de développer une analyse basée sur trois aspects centraux : la dimension révolutionnaire du système économique pendant le règne de Boumediène, les effets de la pensée révolutionnaire sur les institutions de l'Etat et enfin l'aspect révolutionnaire de la diplomatie algérienne. Chacun des thèmes s'intéressera à la fois à la vision et au contenu effectif que lui conféra Boumediène. Cet écrit permettra, par ailleurs, de redécouvrir qui fut Boumediène, c'est-à-dire de saisir le sens de sa démarche provenant de son for intérieur, car comme disait Machiavel «Les hommes ne savent être ni entièrement bons, ni entièrement mauvais.»

1) SUR LE PLAN ECONOMIQUE

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le lien entre révolution et socialisme était mécanique. La révolution devait servir précisément à en finir avec le colonialisme et ses visées impérialistes. Elle devait servir aussi à répartir les richesses de manière égale. Or l'égalité et la lutte contre l'impérialisme sont les principes fondateurs du socialisme. C'est donc tout naturellement qu'à l'indépendance de l'Algérie, le président Ben Bella et par la suite Boumediène ont clairement opté pour le socialisme. Celui-ci était perçu comme voie unique à suivre pour bâtir l'économie algérienne. Mais autant le choix du socialisme était manifeste, autant son contenu, du moins sur le plan conceptuel, était ambigu, surtout pour ce qui concerne Boumediène. On ne connaît aucun contour concret à cette idéologie, à l'occasion des discours de Boumediène. En effet, même si ses discours faisaient référence assez souvent à cette idéologie, sa définition restait vague ou même absente. Les discours de Boumediène ne s'appesantissaient point sur les fondements et les finalités du socialisme, mais faisaient apparaître ostentatoirement une forme d'opposition à certaines conditions de la vie humaine. Aussi, peut-on deviner par cette opposition, une adhésion à une doctrine radicalement anticapitaliste et par ricochet socialiste. Pourtant, jamais les textes juridiques se référant au socialisme adoptés par l'Algérie depuis l'indépendance n'ont été aussi nombreux que du temps de Boumediène. De la Gestion Socialiste des Entreprises (GSE) aux villages socialistes, en passant par l'Etat socialiste, la liste est trop longue pour être citée exhaustivement.

Dans un de ses discours sur l'islam, Boumédiène affirmait que le premier fléau auquel s'est attaquée la religion fut l'exploitation de l'homme8. Il donna l'exemple du Calife Omar Ibn Khattab qui empêchait tout musulman d'être son laquais, considérant cette condition une humiliation et une exploitation du musulman. Il ajouta dans le même discours que l'islam est synonyme de partage des richesses entre l'ensemble des individus, plus précisément la distribution des richesses aux pauvres. Il enchaîna ensuite en déclarant que la pauvreté est le résultat d'une injustice, elle-même engendrée par l'exploitation structurelle de la société par une minorité. Ce type d'énoncé s'apparente quasiment à la théorie marxiste de la lutte des classes. D'ailleurs, le terme de classe lui-même fut prononcé dans ce même discours. Aussi, dans un entretien accordé à Paul Balta en 19749, à travers lequel Boumediène fit part de ses réflexions sur certains sujets, il expliquait que la démocratie est d'abord la justice et la répartition équitable des richesses. Au cours de cet entretien, il mit l'accent sur l'importance de l'équilibre régional10. Ainsi, le développement homogène de toutes les régions du pays avait une place de choix dans l'esprit du président. De manière générale, le développement régional signifiait qu'aucune région ne peut se développer au détriment d'une autre. Il s'agissait d'une stratégie visant à faire profiter des bienfaits de l'indépendance la population rurale, au même titre que les citadins.

Boumédiène expliqua, dans un autre discours sur la révolution agraire11 dont beaucoup de citoyens avaient bénéficié, les avantages qu'offrait l'indépendance de plusieurs manières, et qu'il fallait penser aussi à la population rurale. L'idée de faire profiter la population rurale du développement global de l'Algérie a d'ailleurs constitué la base idéologique des villages socialistes.

Mais la vision du socialisme de Boumediène ne se limite pas à ses seuls discours. Quelques écrits et ouvrages peuvent servir aussi à nous éclairer sur le sujet. C'est ainsi que Saddek Hadjeres, dans sa réflexion autour de trois décennies du socialisme spécifique en Algérie12, affirme que l'ère de Boumediène fut la plus positive et la plus forte du socialisme algérien. L'auteur explique cette apogée du socialisme, qui va de 1971 jusqu'à 1978 par l'effort de justice sociale et la cohérence du jalon théorique consacré par la charte nationale.

De son côté, Bruno Etienne, à travers sa contribution intitulée le socialisme algérien13, déclare que « le président Boumediène fait peu de déclarations fracassantes ou de gestes spectaculaires, mais les mêmes mots reviennent comme un leitmotiv : sérieux, probité, rigueur. « L'absence » d'idéologie comme fondement et explication de l'option socialiste, implique qu'au niveau des influences, l'Algérie rejette le marxisme-léninisme en tant qu'idéologie étrangère à l'Afrique ; et, si elle s'en inspire c'est pour l'amalgamer à d'autres héritages que sont l'Islam, l'arabisme et le nationalisme?». Le socialisme adopté sous l'ère de Boumediène était donc un ensemble d'actions visant le développement, dépourvu de sa dimension théorique héritée de la pensée marxiste.

Le socialisme vu par Boumediène avait une portée globale de sorte qu'il constitua le fil conducteur de toute son entreprise dans les domaines aussi disparates que l'économie et la politique étrangère. Mais c'est bien évidemment, en matière économique que le socialisme de Boumediène était le plus perceptible. Certes, l'idée boumedieniste du socialisme souffrait de conceptualisation, mais il n'en demeure pas mois que ce vacuum théorique n'empêcha pas un programme économique dense. Même si l'option socialiste était déjà affirmée du temps de Ben Bella14, son application dans la sphère économique prit l'allure d'une courbe exponentielle sous l'ère Boumediène.

C'est ainsi que l'une des premières mesures prises par Boumediène, après son accès au pouvoir, fut la nationalisation des mines, des banques et des assurances. En 1967, c'est la distribution des produits pétroliers qui fut à son tour nationalisée ; et en 1971 les hydrocarbures. Vint ensuite, la transformation des rapports sociaux au sein de l'économie par l'instauration de la gestion socialiste des entreprises.

Les textes de loi ayant servi de base juridique à la GSE sont15 :

- La Charte de l'organisation socialiste des entreprises ainsi que l'ordonnance n° 71-74 du 16 novembre 1971 relative à la gestion socialiste des entreprises ;

- Les ordonnances et décrets relatifs au secteur socialiste (décret n° 72-47, ordonnance n° 72-58, décret n° 73-176, décret n°73177, décret n° 74-251, -252, -253, -254, -255, -256, ordonnance n° 75-23, décret n° 75-56, ordonnance n° 75-76, décret n° 75-149, -150)[1].

A suivre...

* Cadre universitaire

Notes:

1- L'historien Henri-Irénée Marrou affirme que l'histoire est inséparable de l'historien. La subjectivité provient précisément de cette inséparabilité.

2- Said Sadi, « Amirouche, une vie, deux morts, un testament », Paris, Editions l'Harmattan, 2010.

3- Cité par Mlayam Moussa dans son ouvrage paru en langue arabe :

4- Article accessible en consultant l'article paru sur le quotidien El Watan via le lien : https://www.djazairess.com/fr/elwatan/497654

5- Interview accessible en utilisant le lien : https://www.youtube.com/watch?v=LpTQzkAHUeo

6- C'est ce que reproche le courant berbériste à la charte de 1976, même si la langue berbère est aujourd'hui reconnue langue nationale et officielle.

7- C'est notamment l'idée que soutient Mohamed Hachemaoui. Pour plus de détails, consulter son article en utilisant le lien : https://www.cairn.info/revue-politique-etran gere-2009-2-page-309.htm

8- Discours accessible en utilisant le lien : https://www.youtube.com/watch?v=NmeNmlQB_tk&t=162s

9- Vidéo accessible en utilisant le lien : https://www.youtube.com/watch?v=s18dzfonEAQ&t=36s

10- La charte nationale de 1976 précise dans son article 22 que l'équilibre régional est une option fondamentale.

11- Discours accessible via le lien : https://www.youtube.com/watch?v=EzO9SpENfkA

12- Article accessible en utilisant le lien : https://www.socialgerie.net/spip.php?article247

13- Article accessible à travers le lien : https://books.openedition.org/iremam/139?lang=fr

14- En septembre 1962, Ben Bella réclamait déjà la voie du socialisme, à travers ses différents discours. Sur le sujet, consulter l'article d'Omar Carlier accessible via le lien : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2012-2-page-41.htm

15- Gerhard IGL, Le statut général du travailleur en Algérie, revue ouest-allemande Recht der Internationalen WiTtschaft, 1979.