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Les vérités très partiales de Jean Sévillia sur la guerre d'Algérie (1ère partie)

par Emmanuel Alcaraz *

Le journaliste Jean Sévillia vient de publier un essai historique Les vérités cachées de la guerre d'Algérie aux éditions Fayard. S'il s'agissait d'un énième ouvrage prétendant réactualiser les thèses de la mémoire des vaincus de l'Algérie française, il serait inutile d'en faire une critique. Mais, ce livre est publié par un des plus prestigieux éditeurs français de livres d'histoire, les éditions Fayard. De surcroit, Jean Sévillia fait partie des intellectuels conservateurs ayant une certaine audience dans l'opinion publique française. Auteur de biographies royales avec le dernier empereur Charles d'Autriche, 1887-1922 (Perrin, 2009), ce chroniqueur au Figaro Magazine a publié Historiquement correct (Perrin, 2003), grand succès de librairie qui fustige la «pensée unique moralisatrice» orientée à gauche dans le domaine des études historiques. La même critique pourrait d'ailleurs être adressée à Sévillia qui juge le passé par le prisme de ses opinions traditionalistes et nationalistes. Chantre du roman national français, il cherche à réhabiliter l'épopée coloniale en tentant de masquer habilement, grâce à ses qualités indéniables de plume, son entreprise par quelques concessions à certains acquis bien filtrés de la recherche historique récente.

Sur le plan de la méthode, le livre de Jean Sévillia ne fait référence à aucune archive et à très peu d'entretiens. Les nombreux témoignages algériens, pourtant publiés en Algérie chez Casbah Editions, Barzakh, Chihab, sont totalement absents du livre. Il se fonde essentiellement sur des sources secondaires en mettant en avant les travaux d'essayistes et de journalistes partageant ses orientations : Guillaume Zeller, petit-fils du général putschiste André Zeller, Jean Monneret, Pierre Montagnon, Roger Vétillard ou en sélectionnant dans les travaux d'historiens plus académiques d'orientation différente les analyses corroborant ses thèses (Charles-Robert Ageron, Guy Pervillé, Daniel Lefeuvre, Jean-Jacques Jordi, Maurice Vaïsse, Olivier Dard, Jacques Frémeaux, Raphaëlle Branche et Benjamin Stora). Très peu d'historiens algériens sont mentionnés à part une ou deux références à Mohammed Harbi. C'est bien une histoire franco-française du conflit qui est écrite par Sévillia. Il oublie qu'une guerre, cela se fait à deux, et qu'il faut prendre en compte le point de vue de tous les belligérants.

Sur le fond, Sévillia réactualise les thèses des défenseurs de l'Algérie française, plus à la manière d'un Pierre Boutang que de l'historien Raoul Girardet qui avait adhéré à l'OAS métropole. Pour l'essayiste, l'Algérie avant 1830 n'existe pas. Elle est une création coloniale. Notons au passage qu'il y a fort peu de constructions nationales abouties sur le continent européen en 1830. La thèse de Sévillia est contestable. La Régence d'Alger, qualifiée avec mépris par l'auteur d'«Etat corsaire», était un pouvoir politique autonome au sein de l'Empire ottoman dès le XVIIIe siècle avec la dynastie husseinite. Le sentiment national algérien en lien avec l'islam et la conscience territoriale sont en gestation dès le XVIIe siècle. A l'époque ottomane, les sources se réfèrent au watan al-jazâ'ir, «le pays des îles», comme le mentionne l'historien algérien Lemnouar Merouche (Recherches sur l'Algérie ottomane, 2 tomes, Bouchene, 2007).

La Régence d'Alger a participé à la construction d'une entité politique algérienne clairement distincte à l'est de la Régence de Tunis et à l'ouest de l'Empire chérifien alaouite, même s'il n'y avait pas des frontières linéaires, mais des zones d'influence mobilisées pour la collecte de l'impôt. Née de la résistance à l'expansion espagnole, s'appuyant sur les raïs et les janissaires, une caste militaire ayant longtemps inclut des Européens convertis à l'islam, la Régence d'Alger était un pouvoir politique ottoman auquel étaient associées les grandes familles algériennes, pour le contrôle des régions intérieures, notamment par le biais des kulughlî issus d'un métissage entre les Algériens et les Turcs. Sévillia ne parle pas de Hadj Ahmed Bey à la tête du beylik de Constantine. Il était justement l'un d'eux et l'un des plus importants dignitaires de la Régence d'Alger. Il a défendu Constantine jusqu'en 1837 et a résisté aux Français jusqu'en 1848, tout en demeurant fidèle à l'Empire ottoman. Sevillia aurait gagné à se référer à sa biographie écrite par l'historien tunisien Abdeljelil Temimi.

Si l'essayiste reconnait que la conquête a été cruelle tout en faisant référence à la violence des résistances algériennes au XIXe siècle fondées selon l'auteur sur le fanatisme religieux, ce qui témoigne d'une adhésion aux idées traditionalistes catholiques, il refuse de la condamner en disant qu'elle a été une «destruction créatrice». Pour Sévillia, la conquête arabe a été aussi violente sans susciter de telles condamnations. Toutefois, cette dernière a donné lieu à des métissages aussi bien culturels que par le sang, conférant au peuple algérien son caractère arabo-berbère. Les Berbères se sont convertis à l'islam. Mais, les Algériens après la conquête française ne se sont pas convertis au christianisme à de rares exceptions près comme le montre Oissila Saaidia dans son ouvrage l'Algérie catholique XIXe-XXe siècles (Editions du CNRS, 2018). La séparation entre colons et colonisés a été la règle juridique dans la société coloniale même si dans certaines sphères sociales, des espaces de contact ont pu exister faites de relations amicales, voire fraternelles, dans certains milieux, à l'instar des syndicats ou des organisations sportives ou à l'occasion de fêtes. Comme pour toute colonisation, un métissage culturel a pu se produire très variable selon les espaces et les sphères sociales.

Peut-on aller jusqu'à parler de créolisation de la société coloniale algérienne, notion forgée par l'historien jamaïcain E. K. Brathwaite, popularisée par Edouard Glissant et Robert A. Hall et employée en France par des historiens comme Pierre Singaravélou ? Sans trancher dans cet article, la question aurait mérité d'être posée. Elle ne taraude pas Jean Sévillia qui se contente d'écrire que l'apartheid n'existait pas dans l'Algérie coloniale. Toutefois, la séparation était bien intériorisée dans les esprits et n'avait pas besoin de pancartes pour préciser la place de chacun et la limite à ne pas franchir.

Comme l'a mentionné Jacques Frémeaux, reprenant une analyse de John S. Furnivall pour les sociétés impériales, la société coloniale algérienne a été une société plurale dans laquelle coexistaient des groupes obéissant à une même autorité, mais qui ne se mélangeaient pas, chacun gardant ses traditions, ses mœurs et sa religion. Il existait une frontière juridique comme l'a montré René Gallissot, historien majeur non cité par le journaliste, entre Européens jouissant de la plénitude des droits, et autochtones victimes de la spoliation foncière et devenus des sujets dans leur propre pays. Les inégalités juridiques, Sévillia ne les nie pas. Mais, il cherche à les nuancer en relatant les réalisations de la France coloniale en Algérie. Il oublie de mentionner que les constructions de routes, d'écoles et d'hôpitaux l'ont été essentiellement pour la minorité européenne privilégiée et pour l'exploitation du pays. En pratique, le but de la colonisation n'a jamais été d'améliorer les conditions de vie des autochtones algériens clochardisés.

S'il ne nie pas cet appauvrissement, reprenant les arguments de l'historien Daniel Lefeuvre, il l'impute surtout à l'explosion démographique faisant suite à la saignée de la conquête, sans pointer suffisamment les effets déstabilisateurs de la colonisation officielle et privée sur une société traditionnelle avec notamment les législations foncières d'exception à but punitif, spéculatif et confiscatoire au XIXe siècle qui sapent les mécanismes collectifs et traditionnels de la propriété algérienne, ce qui se traduit par de graves crises comme la famine de 1866-1868. Les historiens André Nouschi, Djilali Sari et plus récemment Didier Guignard l'ont très bien montré dans leurs travaux, y compris à l'époque du Second Empire avec le sénatus-consulte de 1863, le rêve du royaume arabe de Napoléon III et d'Ismayl Urbain étant resté une chimère.

Si les enfants algériens n'étaient pas scolarisés dans l'Algérie coloniale, Sévillia l'impute à la «barbarie religieuse» des Algériens. Aïssa Kadri non cité par Sévillia a bien mis en évidence les oppositions de tous bords à la scolarisation des Algériens et qu'une discrimination scolaire entre Européens et Algériens se pratiquait couramment dans l'Algérie coloniale. L'enseignement spécial pour les Algériens organisé à partir de 1883 dispensé dans les écoles auxiliaires, «écoles gourbis» au surnom évocateur avec ses diplômes et ses programmes spéciaux, la fusion avec l'enseignement européen n'étant intervenue véritablement qu'après la Seconde Guerre mondiale. L'argument de Sévillia est choquant, idéologique et atteste d'une méconnaissance profonde du fonctionnement de la société coloniale. Pour l'essayiste, les Européens faisaient davantage preuve de paternalisme que de racisme à l'égard des Algériens, ce qui est une falsification de l'histoire. Il refuse de les qualifier de colons, préférant réserver ce terme à la minorité de grands propriétaires terriens, ce qui est très contestable, les colons étant par définition les habitants européens d'une colonie et donc des étrangers pour les Algériens, lois de naturalisation ou pas adoptées par la France coloniale.

Sévillia cherche, à chaque fois, à nuancer la sur-répression menée par la France coloniale contre le mouvement nationaliste algérien. Il le fait de manière habile. Il ne nie pas la sur-répression du 8 mai 1945. Il en impute la responsabilité aux Algériens qui ont massacré une centaine d'Européens suite aux manifestations du 1er mai à Alger et à Oran, du 8 mai à Sétif-Kherrata, à Guelma, à Blida et à Bône (actuel Annaba) ayant fait dans leur première phase des victimes chez les Européens et chez les Algériens. Il oublie de préciser que ces troubles sont causées par le refus du colonisateur d'autoriser les Algériens à manifester alors qu'environ 130.000 d'entre eux ont participé aux campagnes de Tunisie, d'Italie, à la libération du territoire français, et à la campagne Rhin et Danube aux côtés d'ailleurs des Européens d'Algérie comme le montre le livre de Chantal Metzger, le Maghreb dans la guerre, 1939-1945 (Armand Collin, 2018). Le premier président algérien Ahmed Ben Bella a été décoré de la médaille militaire pour sa participation à la bataille de Monte Cassino. En guise de remerciement, les autorités françaises n'ont pas autorisé que les Algériens, à l'instigation des militants du PPA (Parti du peuple algérien), manifestent comme une entité séparée pour réclamer leurs justes droits en brandissant leurs symboles nationaux et demander la libération de Messali Hadj qui avait refusé toute collaboration avec les Allemands. On peut se référer aux travaux d'Annie Rey-Goldzeiguer, de Jean-Pierre Peyroulou et de Jean-Louis Planche, qui demeurent une référence en la matière.

Quant au 1er novembre 1954, Sévillia impute le déclenchement de la guerre d'Algérie au FLN qualifié d'organisation terroriste alors que la responsabilité du conflit incombe aux autorités françaises ayant refusé toute réforme pour faire de l'Algérie dite française un des systèmes coloniaux de peuplement les plus fermés et répressifs du monde. La crise interne au sein du parti messaliste et la radicalisation de militants souvent membres de l'OS (Organisation spéciale) expliquent également l'insurrection. Sévillia pointe les atrocités commises des deux côtés cherchant un équilibre qui méconnait les causes fondamentales de la lutte contre les dénis de droits, la dépossession et la répression continue. Mais, à chaque fois, il cherche à mettre en avant la responsabilité du FLN et à minorer celle de la France coloniale.

L'insurrection du Nord-Constantinois du FLN encadrant la paysannerie algérienne, le 20 août 55, a certes causé les tueries d'El Alia et d'El Abid qui hantent la mémoire des nostalgiques de l'Algérie française. Mais, elle est à l'origine de la sur-répression commise conjointement par l'armée et les milices européennes contre les Algériens (12.000 morts à Skikda, chiffre minorée par Sévillia), ce qui a dressé un fossé de sang entre les communautés.

Pour la grande répression de janvier à octobre 1957, l'essayiste note que la campagne d'attentats aveugles lancée par le FLN est antérieure à l'exécution d'Ahmed Zabana et d'Abdelkader Ferradj le 19 juin 1956 et à l'attentat de la rue de Thèbes le 10 août 1956 commis par les activistes, ce qui est faux. Les attentats à la bombe ont commencé fin juin 1956 après la décision de la France coloniale d'utiliser la guillotine comme arme de guerre. Auparavant, les attentats étaient individuels conformément à une directive d'Abane Ramdane datant de février 1956.

A suivre...

*Docteur en histoire, auteur des lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne (Karthala).