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La véritable maladie qui fait s’exiler les médecins algériens

par Kamel DAOUD

Sujet du jour : l’autre immigration. Celle des élites. En masse, en nombre, en vrac, multidisciplinaire. Tâtez du côté des administrations qui délivrent les équivalences des diplômes pour médecins par exemple. Le chiffre est faramineux dit-on. On a beau essayer d’endiguer le phénomène et ne pas en parler, les médecins algériens par exemple partent en masse. A qui la faute ? Dans l’immédiat au policier numéro 1, aujourd’hui sur le banc des accusés, qui a eu des orgasmes en frappant avec sa matraque les résidents quand ils ont fait grève. C’était l’épilogue, la fin, le dernier épisode, qui dure depuis l’assassinat de Abane Ramdane, de la primauté de la matraque sur les idées, du Pouvoir sur le Savoir. Le «the end» populaire.

Le Régime qui se soigne en Europe a donc décidé, il y a quelques mois, de frapper, taper, arrêter des médecins et les traiter comme des malfrats, les jeter dans des fourgons et les jeter aux bords des autoroutes. La conséquence est que tous les étudiants, les médecins, les résidents, les spécialistes ont compris qu’il fallait partir. On pouvait supporter le manque de seringues et des moyens, mais pas ce mépris, cette décadence, ce summum de la canaillerie devenue lois et république. La guerre faite aux élites en Algérie, par l’Algérie, dure depuis des décennies. Elle se consomme en cycles de décapitations et d’exils. A chaque fois qu’une classe pense s’organiser, peser et amorcer une modernisation du pays ou sa déruralisation symbolique, il y a retour de la matraque : le Régime, né rural, déteste les élites, se méfie d’elles, les frappe et les pousse à partir. Avec les médecins humiliés, cette guerre symbolique a atteint un stade de non-retour. Les médecins algériens partent donc et les maladies restent. Dans moins de cinq ans, le pays va en souffrir, le désert médical sera plus grand que le désert de poussière. Les gérontocrates ne s’en soucient pas, car ils ont deux choses que nous n’avons pas tous : des avions et la possibilité de se soigner à l’étranger. On peut donc crever. L’idée secrète était de ramener la population au stade de l’indigénat, faire remonter le temps aux Algériens jusqu’aux moments des poux et des épidémies, avant qu’ils ne se mettent à rêver d’indépendance. Alors on chasse les médecins, on kaboulise l’école, on ramène la femme à l’étable et le maure à sa sauvagerie, on restaure le Beylicat et la Régence et on attend de rejoindre Médine et La Mecque.

Donc le pays se vide. Celui qui sait ramer, rame. Celui qui a de l’argent le convertit en euros et les cache dans ses intestins à l’aéroport, celui qui a un visa ne revient pas, celui qui a un ascendant européen s’en réclame comme si c’était la Nuit du Destin. Chacun a ses raisons, mais il y a des raisons qui se recoupent : un Régime qui prépare un double enterrement depuis vingt ans, le manque de loisir, de sens et de chair et de corps et de joie, le sens défunt de la fête, l’étroitesse, le mépris, le Califat social qui empêche de jouir et de respirer…etc. La liste est un roman d’inventaire. Donnez à un Algérien un café, un banc, trois heures et le bord de la mer avec des grilles entre lui et l’écume, et il vous récitera le sommaire. Qui reste ? L’islamiste qui rêve de restaurer le Ciel sur le dos de la terre, l’ancien moudjahid trop vieux ou qui n’a pas la possibilité de s’installer à Lyon, les professions qui ont besoin d’une autorisation pour sortir, beaucoup de femmes, car pour atteindre la mer ou le port et l’aéroport il faut d’abord traverser la rue et s’en sortir vivante, les amateurs de l’au-delà qui attendent le Jugement dernier, les anciens communistes aigris et malades, les reclus, les coupeurs de cheveux et quelques patriotes encerclés par les mégots, les insultes ou le mauvais temps permanents. Et les gens d’El Mouradia avec un avion en porte-clefs.

Dans quelques années, on aura la facture. On mourra nombreux. Par ennui, par épidémie, par excès d’ablutions, par inondations, prolongations de mandats ou à cause de l’indépendance à refaire depuis le début, depuis l’arrivée des «Arabes». Oui.