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Roman de Maïssa Bey «Nulle autre voix» Barzakh, 2018: Mettre en mots sa propre vie

par Mohamed Mebtoul

Le sociologue se retrouve dans ce beau roman de Maïssa Bey, focalisé sur la violence des rapports sociaux de sexe. L'auteure se retire de la scène romantique pour se positionner à l'arrière-plan, privilégiant le silence dans le face à face avec la femme narratrice. Elle se limite à l'écouter, attentivement, décrivant ses drames au quotidien, de façon saccadée, discontinue, méfiante à l'égard de l'écrivaine, dame élégante qui ne fait pas partie de son monde social. Habituée à la solitude, cette «douce absence de regards» ( Kundera, 2001), elle fait ressurgir par ses propos, la société du «Nous». Une société enfermée dans l'apparence, le caché, le conformisme, l'hypocrisie, se refusant à dévoiler, pour ne pas perdre la face, les rapports de violence et de haine qui s'incrustent profondément, dans les rapports familiaux.

La trame du roman se situe dans la mise en exergue de la vie quotidienne de la femme qui vient de sortir de prison après avoir purgé une peine de quinze années, pour avoir tué son mari de sang froid, sans aucun regret, usant de la contre-violence, acte totalement reconnu comme tel, sans aucun détournement, plainte ou fuite. Elle accepte sans aucune réaction, de se rendre à la justice, subissant en silence sa peine de prison.

Aucune existence à ses yeux

La femme narratrice est, comme tant d'autres anonymes, confrontée au mépris et à la violence de son mari. Il lui montre de façon explicite, forte et cruelle qu'elle n'a aucune existence à ses yeux, sauf à assurer le travail domestique, et à se plier de façon aveugle et mécanique à l'acte sexuel violent et unilatéral, pour enfin l'éjecter dans le silence et hors de ses murs. «Qui voudrait de toi ? Qui aurait l'idée de t'accorder un regard ? me jetait-il souvent sur un ton méprisant, reprenant sans le savoir les paroles prophétiques de ma mère» (P.43). Mariée de force par sa mère qui souhaitait explicitement s'en débarrasser au plus vite, ignorant tout de l'amour familial, elle va incorporer, très jeune, dans son corps meurtri, la violence symbolique au quotidien. Elle se caractérise par un mépris profond, un rejet sans équivoque des membres de sa famille, sauf de son jeune frère qui continue à la soutenir sur le plan matériel, apparaissant fugitivement dans le roman. A propos de sa mère, les propos sont directs et crus. Ils prennent tout leur sens, à travers la méchanceté du regard de la mère : « Je n'ai jamais pu supporter la dureté soudaine de ce regard qui se détournait dès qu'il m'effleurait. Ou qui, au contraire, s'attardait sur moi avec une intensité telle que mon corps se rétractait, que la surface de ma peau se hérissait de milliers de petites pointes douloureuses pendant que mon sang arrêtait sa course dans les veines» (p. 62).

«Tiens bien la maison, tiens ton mari»

L'auteure, par la médiation de la femme narratrice, déconstruit le mariage, comme un évènement apparemment producteur de bonheur. Il est appréhendé ici comme une sorte «d'adieu», forme sociale d'exclusion de la fille de l'espace familial de ses parents. Celui-ci est, donc, loin d'être dominé, uniquement, par des sentiments affectifs, faisant au contraire ressurgir, les drames, les conflits et les multiples impositions souvent laissés dans l'ombre, pour préserver l'ordre privé, face aux regards des autres, souvent plus importants que l'amour que l'on peut avoir pour ses enfants. «Ma mère qui m'avait clairement prévenue, la veille du mariage, qu'il n'était pas question que je revienne dans la maison familiale, que j'y trouve refuge, sans aucun prétexte. Tiens bien ta maison et tiens ton mari, m'avait-elle conseillé sur un ton qui ne souffrait d'aucune ambiguïté, tout en repassant ma robe de mariée».

Dévoiler l'ordre familial

Tuer son mari de façon aussi détachée, sans aucune pensée négative, lui semblait une façon d'atteindre le conformisme caché de sa mère, de mettre en doute aux yeux des autres (la société), l'ethos affectif d'une mère à l'égard de sa fille. On assiste à une remise en question de la fusion mère-fille perçue, trop rapidement, dans la société comme une dimension sacralisée, ne devant souffrir d'aucune contestation. A travers ce crime, c'est aussi une manière de dire : «j'existe». La souffrance doit, dès lors, être réciproque. La mère doit se sentir humiliée comme l'a été sa fille. Le refus d'être étiquetée par des termes qui sonnent faux, étant plus de l'ordre du stéréotype : «la pauvre», «maskina», la victime sans défense, démontre, à contrario, que la femme peut, dans ses derniers retranchements, déployer des sursauts d'orgueil et de révolte, qui lui permettent de mettre à nu l'une des faces de l'ordre familial dominant, centrée sur la théâtralisation positive de la vie familiale. La femme narratrice évoque, ici, ses pensées les plus intimes : «Peut-être qu'en tuant cet homme, je suis arrivée à ce que je souhaitais secrètement : obliger ma mère à tenir compte de mon existence. L'atteindre dans ce qu'elle a de plus précieux : son honorabilité et celle de la famille toute entière.

Mais aussi faire qu'elle souffre par moi, à cause de moi, comme j'ai souffert à cause d'elle» (p. 70).

Revanche à distance d'une femme privée, affectivement, d'une mère qui l'a rejetée de façon irrévocable durant son enfance, mais aussi pendant ces quinze années de prison, en interdisant à tous les membres de la famille de lui rendre visite en prison.

Une mère dictatoriale face à sa fille qui ne devait surtout pas remettre en question la décision prise, obligeant sa fille au mariage forcé, se terminant par un meurtre. Il a eu pour effet de conduire les deux protagonistes à se retrancher, silencieusement, dans une sorte de solitude volontaire.

Tenter de revivre par l'écriture

Il aura fallu que la femme narratrice accueille avec beaucoup de réticence, l'écrivaine, pour reprendre progressivement le fil de son histoire, même de façon chaotique, fait de silences et de mots encore hésitants. Elle va affronter l'écrivaine sur son terrain de prédilection : l'écriture. Elle reconnaît que l'écriture est une affaire risquée. Elle l'oblige, en effet, à se remémorer toutes ses douleurs vécues. «Ecrire pour soi, écrire sur soi est une activité dangereuse. Il est dangereux de trop se rapprocher de soi. Je le constate depuis que je jette ces notes sur mes carnets ou sur mon cahier. Les pages se révèlent insuffisantes pour contenir tout ce que je laisse advenir» (176).

Maïssa Bey montre, de façon convaincante, qu'il est important d'inverser les rôles, en focalisant son roman, sur la parole libre de la femme devenant narratrice, pour se positionner en tant qu'écrivaine, dans un statut d'observatrice des situations dramatiques vécues par le personnage qu'elle place au premier plan. C'est une manière de nous indiquer que l'écoute des Autres, dans une logique de co-production de l'information, peut être une démarche pertinente dans la construction d'une œuvre romanesque.