Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le patrimoine ou la force du local. Comment fabriquer de la rupture positive ?

par Sidi Mohammed El Habib Benkoula*

La patrimonialisation qu'évoquent les chercheurs algériens pose des questions de conception et d'approche du patrimoine, de ce fait qu'elle consiste globalement à dénoter un processus de sauvegarde de type institutionnel, et réduit à un ensemble d'évidences à accepter dans l'absolu. Elle résulte pour l'essentiel de la reprise sans questionnement particulier des principes de reconnaissance du patrimoine qui circulent généralement dans la littérature occidentale.

Le patrimoine d'essence continue et le patrimoine des ruptures

En Occident, le patrimoine est le produit d'une histoire partagée, homogène, parce que d'une part chrétienne et d'autre part s'identifiant à l'apport riche de l'Antiquité. La religion y est incorporée comme élément fondateur/ fédérateur et y tient un rôle constructif de l'identité collective. C'est ce que nous désignons sous le vocable de patrimoine d'essence continue.

Nous opposons à cette catégorie le patrimoine des ruptures qui provoque dans de nombreux cas «une hystérisation des identités»1 nationales. C'est le cas de l'Algérie où nous oublions que le patrimoine en particulier dit colonial, lequel est exploré exclusivement à la manière occidentale est en lacune de sens, voire de reconnaissance populaire, parce que sa systématisation élitiste ainsi que ses méthodes de fabrication ne correspondent pas toujours aux valeurs culturelles et cultuelles de l'Algérien, sans oublier qu'il s'immisce dans une histoire régionale, maghrébine, truffée de ruptures culturelles et/ou référentielles.

Réflexion sur la discordance des perceptions patrimoniales

Longtemps, nous avons été tentés de penser que le patrimoine dans le sens doxologique du terme découle d'une sorte d'immixtion intellectuelle dans la culture ancestrale de l'Algérien. Celui-ci entretient un rapport difficile avec les multiples formes d'héritages historiques qui sont pour la plupart dans un état de ruine ou de transformation avancée pour diverses raisons2.

En fait, la conscience supposément élitiste des chercheurs et la (in) conscience disons populaire du patrimoine ne concordent pas du tout. Le manque de connaissance de la réalité sociale, économique, mais aussi politique, au-delà des aspects esthétiques et/ou historiques que soulèvent en particulier les architectes le plus souvent de façon superficielle des lieux et des objets, sont tous des facteurs qui n'aident pas l'adhésion à l'idée de patrimoine, en tout cas telle qu'elle existe en Europe.

Nous pensons qu'il est nécessaire avant tout de penser le patrimoine, tout au moins matériel3, à partir de références locales ou même régionales ; c'est la meilleure façon d'envisager les enjeux de la patrimonialisation à partir des représentations des sociétés locales de leurs héritages historiques. Il s'agit quasiment par principe de nous libérer de la paraphrase (pseudo)théorique occidentale ou à l'occidentale, et de constater ou de saisir que ce qui fait objet de patrimoine chez le peuple ne correspond pas toujours aux objets de la patrimonialisation institutionnalisante et institutionnalisée, comme celle qui est portée par l'élite auto-déclarée formée d'architectes, de sociologues, etc., et d'associations dont les activités dans le domaine du patrimoine depuis plusieurs décennies demeurent insuffisantes4.

Cependant, remarquons qu'à présent il n'y a que de l'écartelage culturel, parce que nous avons toujours l'impression que ce sont deux cultures s'ignorant l'une l'autre qui confortent l'Algérien dans son idée de crise identitaire : une qui se valorise par le fait d'être européenne dotée d'un pouvoir socialement statuaire, la seconde qui légitime son discours sur l'ancrage culturel par le fait d'être d'essence islamisante. Autrement dit, nous pensons que les Algériens peinent à construire une relation constructive avec tous les héritages historiques, matériels et immatériels ; ils nous amènent à penser qu'ils ne croient pas au présent, de ce fait qu'ils ont beaucoup de mal à s'identifier à leur passé colonial et pré-colonial, et qu'ils n'assument pas leur attrait pour le futur que dominent les conceptions occidentales. Disons que nos Algériens ne croient à rein.

C'est en ce sens d'ailleurs que nous affirmons que le patrimoine en Algérie, tout comme le projet de société, est resté comme coincé entre le complexe du colonisé ou de l'étranger, et le complexe de l'arabo-musulman ou de l'arabe tout simplement5. Les débats en cours autour de la question de la patrimonialisation, très peu explorés, voire analysés, montrent la difficulté que les acteurs ont à assumer l'ensemble des héritages historiques, souvent pour des raisons idéologiques qui suscitent les oppositions jusqu'à la violence parfois6.

Le patrimoine d'essence continue

Ce patrimoine n'est pas qu'européen.

Seulement une remarque s'impose d'emblée sur la question de la continuité telle que nous l'envisageons pour lever le risque des imbroglios. En plus des propos que nous avons énoncés dans notre introduction sous forme de synthèses ébauchées sur cette catégorie de patrimoine, la continuité telle que nous l'imaginons n'est pas qu'historique ; elle peut ne pas tenir compte de l'histoire plus qu'elle ne prend en considération la conservation des savoir-faire dans la longue durée, en particulier tel que Hassan Fathy en parle dans le cas du village du Gourna en utilisant son concept qui nous semble très significatif de : «tradition vivante»7. Il nous semble facile d'illustrer ce propos par l'exemple des populations européennes que l'empire ottoman a soumises sans pour autant les éloigner ou les couper de leurs origines historiques et des techniques qu'elles ont amenées à l'élaboration sur plusieurs siècles. L'héritage historique a gardé sa cohérence malgré les turbulences que ces populations islamisées d'Europe ont connues, grâce en partie à la conservation des savoir-faire, et nous dirons même aux philosophies qu'elles ont suscitées chez les populations concernées.

En Algérie, il y a un cas significatif qui est celui du Mzab lequel occupe une importance primordiale dans le discours des architectes chercheurs en particulier, mais qui ne nous semble pas compris comme il se doit. L'inspiration du Mzab selon André Ravéreau est maghrébine. Ce dernier a expliqué que les Mozabites persécutés se sont déplacés de nombreuses fois à travers le Maghreb central et donc ont rencontré et assimilé des architectures différentes pour comprendre enfin au Mzab qu'il est important d'adapter la synthèse au site sur lequel ils ont jeté leur dévolu dans l'urgence. Durant une dizaine de siècles, la pentapole mozabite est restée cohérente ; enfin jusqu'aux années 1970 selon les témoignages que nous avons eu la possibilité de recueillir.

Ce qui est certain, c'est que les populations mozabites continuent à s'identifier à leur legs séculaire ; peut-être s'agit-il d'une forme de résistance aux influences de l'extérieur, ce qui donne l'espoir d'une possibilité de patrimonialisation prometteuse.

Le risque, cependant, selon André Ravéreau, serait par contre celui d'une gestion ratée d'une modernité8 réduite à un apport dépravant de confort d'appoint qui rompt avec les traditions séculaires liées au site, doublée d'un individualisme9 rompant, comme le branchement aux réseaux et la séparation du voisin. Cette modernité/individualisme est pourtant irrémédiable, car rien ne peut jusqu'à preuve du contraire empêcher les populations du Mzab de faire le choix de calquer leur mode de vie sur celui des populations du Nord, ou pour le dire à la manière de Le Corbusier, de reprendre la laideur du nord, attitude d'ailleurs qu'il ne comprenait pas.

Toutefois, le Mzab continue à être vu comme une exception sociale et culturelle. Seulement, les politiques nationales ne l'ont pas épargné de leurs négations. Abed Bendjelid, géographe, évoquait par exemple les dégâts de l'industrialisation introduite dans la région des décennies 1970 et 1980 et ceux qui ont découlé des découpages administratifs. Le régime en place a toujours vu et voit d'un mauvais œil le Mzab, car la cohérence de cette région semble lui rappeler son incohérence à tous les niveaux. Le Mzab est du régional qui a la force du national10.

Le patrimoine des ruptures

D'abord commençons par remarquer que le patrimoine des ruptures n'est pas un concept aux connotations péjoratives. Certaines populations semblent assumer les cycles historiques troublés par lesquels elles sont passées11. Elles n'ont pas instrumentalisé à l'excès le thème de l'identité. Certains pays de l'Amérique du Sud correspondent même relativement à ce schéma. Ils ont pris attache avec le présent qui ne se complexe pas des discours parfois idéalisants de certaines étapes de l'histoire. Ce qui leur permet de mieux envisager le futur et d'être attentif aux espérances d'une modernité apaisée et apaisante.

D'autres pays comme l'Algérie ont du mal à se reconnaître dans tous les héritages historiques. La religion constamment idéologisée représente un frein à l'engagement dans une modernité d'esprit. Elle conforte le rejet et a un penchant pour une identité de l'exclusion.

Il ne faut pas penser que la formule patrimoine peut nous réussir au moins tant que nous n'avons pas assumé dans toute sa plénitude au moins une étape de notre histoire surtout en dehors des handicapes idéologiquement religieux. La frustration de l'identité que cultivent aussi bien le monde de la politique en crise que les élites auto-déclarées et séparées de la société, travaille violemment contre toute tentative de conceptualisation du patrimoine. Ce qui fait que nous n'allons jamais au-delà de la réhabilitation (simpliste) de la mémoire sélectionnée et de l'emprunt jamais interrogé des approches matérielles du patrimoine.

En conclusion, ce qui devait constituer une richesse pour l'Algérie a été transformé en un véritable handicap pour le développement du pays.

Comment fabriquer de la rupture positive ?

*Maître de conférences au département d'architecture d'Oran (USTO-MB), et la participation de l'architecte urbaniste algérois, Mohamed Larbi Merhoum.

Notes:

1- Il s'agit d'un propos que nous reprenons de mémoire d'Elisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste, pour signifier du mieux possible le recours excessif du régime algérien aux discours apologiques de l'identité, et cela dès l'indépendance, et sa récupération par les mouvements islamisants et socialement rampants dès la disparition du Président Houari Boumediene.

2- C'est le cas par exemple des ksour que nous avons visité dans la région d'el Biyadh (ex : Gerry-ville), mais aussi des médinas du Nord, et n'oublions surtout pas le cas alarmant de la Casbah d'Alger.

3- Cette lecture est celle que Françoise Choay, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, propose dans son exploration du patrimoine disons européen. Ses écrits circulent très bien parmi nos chercheurs algériens. Ils sont cités quasiment dans tous les travaux qui portent sur le patrimoine en Algérie. Nous, nous nous interrogeons sur la pertinence de ses approches lorsqu'il s'agit des multiples héritages historiques au Maghreb, et leurs confrontations aux cultures maghrébines, et algériennes en particulier.

4- Propos que partagent nombre d'urbanistes qui s'intéressent en particulier au patrimoine en Algérie.

5- Mohamed Larbi Merhoum, architecte algérois, dont l'audience est forte à l'échelle nationale, nous a dit à ce sujet : « La modernité est hors temps. Nous y sommes entrés par effraction. Adoptons-la. »

6- Ceci est le cas de l'Association des Savants Musulmans qui saisit la moindre occasion pour diaboliser la France qu'elle confond encore avec l'ancien colonisateur. L'inconscient du colonisé est encore très fort. En réalité nous n'arrivons pas encore à envisager notre futur d'Algériens sans le complexe du colonisé. Cette réalité contribue à conforter et à maintenir les archaïsmes religieux.

7- «On n'a pas encore compris qu'une architecture authentique ne peut exister que dans une tradition vivante [?]» Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Actes Sud, 1996, p. 53

8- «On présente la modernité comme étant la qualité de distinguer chaque chose.», «On croit que parce qu'on va aborder un certain confort, il faut tout jeter. Il est très difficile d'expliquer que l'on peut réussir à conserver les avantages d'une disposition traditionnelle, tout en y apportant les commodités auquel chacun aspire aujourd'hui. », André Ravéreau, Du local l'universel, propos recueillis par Vincent Bertaud du Chazaud, et Maya Ravéreau, Editions du Linteau, p. 64 et p. 69.

9- «De toute manière, avec l'apparition de l'individualisme, personne ne veut s'adosser chez le voisin, ce qui fait que les rues sont condamnées à ne plus être couvertes. », Idem, p. 68.

10- «Tant que le Mzab sera habité et tant qu'il créera ses propres richesses, il survivra. Le drame du Mzab est d'être passé wilaya (préfecture). Les nordistes ont introduit une bureaucratie administrative autoritaire que même les Français n'avaient pas installée au Mzab. Le Mzab aurait dû rester au mieux daïra. Les Français avaient compris qu'ils avaient tout à gagner en laissant les équilibres locaux fonctionner. Les Mozabites étaient par exemple exempts du service militaire ! L'Algérie de 1962 est l'exemple même d'une administration postindépendance de «colonisation» et d'effacement des particularismes, et donc la superposition sur un territoire absolument géré par des mécanismes séculaires de règles modernes intruses et radioactives.

La différence avec la Casbah réside dans la manière que la France a choisie pour la maitrise du territoire et le contrôle sécuritaire. Au Mzab ça a été une entente politique macro avec une société quasi homogène disciplinée et hiérarchisée sur un partage de prérogatives alors qu'à la Casbah qui finalement n'était constituée de micros sociétés venue chacune de l'Algérie profonde, il aura fallu occuper physiquement les lieux, ouvrir des voies pour faire pénétrer l'armée et construire un front pour imposer une nouvelle image du conquérant.

A croire que la société mozabite avait un niveau d'organisation moderne à même d'établir des relations d'égal à égal avec le colonisateur, alors que la gouvernance turque n'est jamais arrivée sinon diplomatiquement à assoir un Etat. Un peu comme maintenant !». Propos recueillis de Mohamed Larbi Merhoum.

11- Ça à l'air d'être le cas de l'Espagne, musulmane pendant plusieurs siècles.