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Musique andalouse - L'école de Tlemcen : «Sana'a-gharnata» (2ème partie)

par El Hassar Salim*

L'apport essentiel des poètes maghrébins légué constitue un legs d'une valeur ex-ceptionnelle. Ses variétés de goût et de style sont le fait de courants à dimension culturelle à part entière, variant sur les thèmes de 1'amour, 1'amitié, la douleur, la ferveur religieuse? Elles restituent, sous différentes facettes les paysages humains qui nous livrent une meilleure connaissance de la sociologie et des dynamiques culturelles de l'époque soit une rétrospection chronologique de l'imaginaire poétique attestant souvent d'évènements tel le chant ?'al faradj qarib'' signé du roi zianide Abou Hammou Moussa II célébrant à Tlemcen la fin de son siège mémorable de plus de sept années par les mérinides, 1299 à 1307. Composée de récits fortement motivés, les chants ne prennent véritablement sens qu'à travers une bonne exécution musicale. Ce qui importe ce n'est pas ce que l'on chante mais ce qu'on y décrit ou raconte. Avec la musique andalouse puis ensuite ses surgeons, c'est le passé andalou constamment renouvelé qui persiste dans le Maghreb post-Andalousie.

Cette musique est composée aussi de genres nouveaux d'une aventure musicale concomitante ayant fleuri sur son modèle et d'une fresque variée : «Melhoun», «Beldi- Haouzi», «Gherbi», «Haoufi», «Sama'a», «Aroubi» qui ont fini par cohabiter et confondre dans ce qu'on appelle aujourd'hui les legs et les héritages arabo-berbères dit aussi génériquement ?'arts andalous'' au Maghreb. Ces appellations à caractère toponymique tentent souvent à faire la différence entre ce qui est urbain, périphérique, rural ou régional. C'est à travers aussi les poètes populaires que s'est construit l'image qu'on a du patrimoine de la langue, son rayonnement, ses repères. Ces catégories culturelles de sucs en vers de la poésie classique vont alimenter la sphère de la grande école musicale dite andalouse où il est arrivé à prendre place malgré son statut de ?'populaire''. Face à la diversité des styles, la catégorisation n'est souvent pas évidente. Ces poètes la plupart aussi des musiciens étaient passeurs de leurs propres œuvres dont la valeur artistique dépend de leur expression.

Les glissements musicaux nés plus tard de son génie (hawzi, gherbi, aroubi?) illustrent un autre moment de création restituant avec les mots courants de la syntaxe commune une langue qui a, dès le XVe siècle, connu un engouement philologique dans le paysage humain de l'Algérie et du Maghreb d'une manière générale. Ces genres poético-littéraires d'ouverture, marquant au XV e s, un autre moment important de proximité de la langue au sein de la société, ont permis d'exploiter les potentialités ?'grands ouverts'' d'autres modes de perceptions spécifiques dont les précurseurs maghrébins sont : Saïd al-Mandassi, Mohamed al-Maghraoui, Djilali al-M'tired, Mohamed Ben M'saib, Ahmed Bentriqui, Kaddour al-Alami? producteurs vénérés partout pour la créativité de leur esprit utilisant des formules incisées et bien frappées instituées souvent en système de valeurs, dans la société maghrébine. Cette littérature pragmatique qui est avant tout une leçon de vie où les auteurs ont tenté chacun d'exposer sa propre humanité s'est poursuivie jusqu'au XIX e s avec d'autres producteurs dont les œuvres ont été rattachées à l'art musical citadin dit ?'andalou'' voire, à Alger : Ibn Chahed, Mohamed Benyoucef, Mustapha Ben Kbabti (1775-1860).

L'historiographe Yahia Ibn Khaldoun rappelle dans son livre le souvenir des grandes joutes littéraires organisées à l'intérieur du palais du Méchouar lors des fêtes annuelles célébrant la naissance du prophète citant les poètes dont al-Tighri, al-Quaîssi, le roi Abou Hammou Moussa II en personne. La vieille tradition littéraire à Tlemcen fut aussi par la suite, coïncidant avec la chute du royaume zianide, à l'origine d'une surprenante machine textuelle de goût de la langue populaire. En développant une esthétique de la beauté, de la mélancolie et de la nostalgie, du vivre ensemble, juifs et musulmans, ils se rendirent au secours de l'homme pour le faire rêver et apaiser son esprit. Leurs chansons furent souvent d'inspiration spontanée qui traduit l'insouciance d'où leur empathie dans le milieu populaire. Du fait de leur forte production artistique, les poètes-musiciens, fondateurs de cette sous culture arabe des genres, ont gagné une réputation hors de leurs villes natales. Dans son creuset, y ont puisé et jusqu'à aujourd'hui des générations et des générations de musiciens. C'est dans le hawzi que vont puiser les interprètes de tout bord dont les amateurs de la chanson judéo-andalouse, voire Samy Maghribi, Saoud al-wahrani, Sultan Reinette, Lily Labassi, Sassi Labrati... Tlemcen, gagnée à la réputation de ville musicale, était devenue une destination, un repère pour la communauté artistique maghrébine. Ses grands poètes populaires icônes, producteurs des genres dérivés dits ?'hawzi ou beldi'', ?'aroubi'', ''sama'a'' et les chants religieux accompagnant jusqu'à mort les messes d'enterrement et d'autres glissements équivalents tel le genre féminin dit ?'haoufi'' avec de grandes potentialités, étaient non seulement des musiciens mais aussi grands connaisseurs de la musique andalouse, voire Said al-Mandassi (XVIe s.) Ahmed Bentriqui (XVIIe s.), Mohamed Ben M'saib (XVIIIe s.), Boumédiène Bensahla (XIX e s.) dont plusieurs de leurs œuvres d'une autre écriture dans le zadjal figurent dans la ?'sana'a''. Nous noterons que l'appellation ?'Gharnata'' remplacée récemment par ?'Gharnati'', connotant la tradition de la ?'sana'a'' andalouse de Tlemcen, est révélée pour la première fois par le poète Ahmed Bentriqui. L'épithète celui de ?'gharnati'' au lieu de ?'Gharnata'' est donc plus ou moins récente. Le Gharnati est utilisé au Maroc pour distinguer le legs musical andalou algérien de l'école de Tlemcen et plus récemment le ?'dziri'' pour le style d'Alger et cela, par opposition à la ?'âla'' marocaine. Le terme ?'âla'', comme celui de ?'sana'a'' est aussi génériquement utilisé à Tlemcen pour désigner la musique andalouse. Les exécutants de cette musique figurent encore sous le nom de ?'Alandjia''. L'utilisation du mot ?'gharnati'' est plus accentué au Maroc et cela, pour marquer la différence entre la ?'sana'a'' algérienne et la ?'âla'' marocaine. La ?'sana'a'' algérienne de l'école de Tlemcen ou ?'gharnata'' plonge ses racines lointaines au Maroc et cela, du fait des rapports ancestraux d'échanges et d'alliances entre les habitants de Fès, Rabat, Tétouan et Oujda notamment, villes qui ont accueilli par le passé les familles de savants tlemceniens mais aussi de grands maitres juifs et musulmans de la musique andalouse dite ?'Gharnata'' voire parmi ses fondateurs dans le passé : Les frères Benharbit de Fès spécialisés aussi dans la lutherie, Roch Makhlouf dit ?'Btaina'', Ibiho Bensaid, Mohamed Bensmail d'Oujda, Mohamed Benghabrit de Rabat?

La liste des poètes-musiciens du ?'hawzi'' reste bien plus longue se chiffrant par au moins une trentaine de noms connus et autant d'anonymes qui ont vécu durant l'époque ottomane leur art sociétal dans un milieu moins orthodoxe et plus tolérant qui leur a permis de vivre avec passion leur art.

Le «Gherbi», un legs poético-musical original

Parmi les diverses déclinaisons poétiques et musicales populaires avec leurs palettes variées d'émotions, il y a aussi le ?'gherbi'', en référence du répertoire poétique dit ?'Malhoun'' marocain avec ses modes de perception spécifiques ayant entrainé de nouveaux désirs du public. La dénomination «Gherb», fut traditionnellement utilisée à Tlemcen pour désigner géographiquement des régions situées à 1'Ouest, c'est-à-dire le Maroc. A valeur toponymique, Il fait référence à un cadre social et culturel ou autrement à une sphère culturelle, historiquement soumise à 1'influence des mêmes traditions et coutumes. La tradition littéraire du «malhoun» avec sa fresque de poésie chantée fait vibrer à la fois la langue parlée et la musique. Une langue versifiée dans l'idiome parlé marocain avec ses connotations, ses saveurs que les musiciens ont su l'adapter et introduire dans le répertoire des chants algériens du registre littéraire et musical spécifique. Ce créneau artistique correspond en effet, plus exactement, à la rencontre de la poésie marocaine dite «Melhoun» et la musique andalouse de 1'école algérienne. Il met en valeur, avec une certaine cohérence, ce temps très enraciné dans la culture marocaine de vivre ensemble autrement. Cet art exploité avec bonheur, par les maîtres de la nouvelle esthétique musicale dite ?'Chaâbi'', la seconde moitié du XXe siècle. Un goût partagé qui réveille l'inextinguible désir d'unité du Maghreb qui dans les temps, après les indépendances, a besoin d'être rebâti et dont les poètes et les musiciens expriment fort bien les sentiments naturels de l'entente profonde et séculaire d'une veine active dans les échanges et les schémas de vie qu'elle perpétue dont on ressent aujourd'hui le manque à combler dans notre culture maghrébine. Il faut noter aussi qu'il a toujours existé entre l'Andalousie et les vieilles capitales du Maghreb un gigantesque réseau de lien traditionnellement réservé à l'élite des savants, des poètes?

C'est du rendez-vous des poètes et des musiciens il y a des siècles, qu'est né ce genre bidimensionnel poétique et musical maghrébin les uns apportant leur muse poétique, les autres leur savoir musical puisant dans le registre des variantes du très vieux registre modal andalou. Nous noterons que la musique tout comme l'art et la science a été un des points de convergence des rapports culturels communautaires tissés depuis des siècles, au Maghreb. Nous noterons que Saïd Benabdellah mandassi, poète de la cour du roi saadien Moulay Ismail (1672-1727), auteur de «El-Akikiya» ou collier de perles, une œuvre majeure, né à Tlemcen, ayant vécu à Meknès, est parmi les poètes épigones qui ont inventé le roman du ?'Beldi'' une œuvre de poésie, de pensée et d'art servie par une langue compréhensible que des linguistes ont, au XXe siècle, tenté sa refondation et son écriture. Une langue maintenue en vie porteuse aujourd'hui d'une forte dose d'identité s'apprêtant à une lecture historique et anthropologique. A côté, il y a aussi, dans un autre itinéraire, le grand panégyriste au souffle épique Lakhdar Benkhalouf (XVIe siècle) devenu poète, après une rencontre prémonitoire avec Ben M'kahla au cours d'un ?'itiqâf'' (retraite spirituelle au tombeau de saint-savant soufi Abou Madyan Choaib, et auteur de maximes impérissables à l'avant-garde de la forme poétique dite ?'Melhoun religieux'' ou panégyrique pris pour modèle dans tout le Maghreb. De belles interprétations assurent aujourd'hui la pérennité de l'œuvre de ce grand louangeur du prophète. Doué d'une étonnante fertilité d'imagination, ce poète-fondateur a légué à la postérité une œuvre, forçant l'admiration de ses contemporains marocains qui lui rendront hommage dont son élève Abdelaziz el Maghraoui, un alchimiste du verbe et du rêve. Les historiens évoquent souvent dans leurs chroniques les évènements auxquels il fut mêlé notamment ses confrontations avec le pouvoir de l'odjak. Ahmed Bentriqui dit Benzengli, ce poète attachant émule de Said al Mandassi fut hanté par l?ombre (khial) de Mouny, son être bien aimé, une captive chrétienne d'origine anglaise dont il ne se rappellera plus que de la silhouette depuis son refuge à Oujda, pour continuer à exercer son art. Le poète Mohamed Benmsaib met d'un côté au piédestal son aîné le poète Bentriqui et de l'autre, lui fait une foucade dans une de ses poésies et cela, à cause de sa descendance proche des cercles de l'aristocratie militaire ottomane au pouvoir, à son époque. Derrière Mohamed Ben M'saïb, ses amours, ses chagrins, ses engagements où on y décèle l'acuité et la finesse qui reflète l'esprit de son temps, il y a surtout l'homme spirituel et plein de sagacité consacrant son art au bien être et à la spiritualité. Il est cependant le plus populaire de tous les poètes très proche du monde social dont il décrit l'atmosphère coulé dans le moule andalou et bâti sur le tressage de liens anciens entre Tlemcen et Fès d'où ses parents étaient originaires. Son aventure intérieure est décrite avec une telle lucidité qu'elle en devient une leçon de vie. Pour lui, il n'y a pas de rupture entre la poésie et la vie lui qui va s'interroger sur sa propre finitude avec son célèbre requiem ?'Al- hourm ya rassoul Allah?' (Bénédiction ô Messager de Dieu), une leçon de vie. Sur le même registre, nous citerons également le poète Boumédiène Bensahla baladin joyeux et passionné nimbé d'une vie libre dont l'œuvre gorgée de sève est un hymne à la vie, à l'amour. Ce dandy-esthète d'une écriture réussie avec ses échappées lyriques typiques de son écriture traduisant la joie, le plaisir et l'amitié auteur de ?'Yadouw ayani'' (Lumières de mes yeux) dédiée à sa ville natale, chanson où il rappelle le souvenir des belles filles avec leur élégance évanescente dont ?'Fatma al hamiya ben al-hadar'' qui ont égayé son temps de vivre, avec des souvenirs à chaque coin de ruelles de la cité a voulu faire de sa vie une œuvre d'art. Dans son œuvre, il est le sujet central comme dans une autobiographie. Il renoncera à tout, la fin de sa vie, avant d'y entrer dans la solitude. Esprit facétieux, son œuvre avec ses phantasmes féministes s'aventure dans le domaine de l'intime et de l'amour évoquant ses brisures entrés dans la légende. Il y a aussi, Djilali Hakiki un poète fascinant par sa tendresse et sa ferveur? La plupart de ces poètes ont effectué des séjours fréquents au Maroc notamment à Fès, Tétouan, Ceuta parmi d'autres villes d'un même rayonnement et sensibilité artistique et culturelle. Certaines de leurs poésies sont le reflet de moments historiques dans ces villes où des familles prestigieuses de savants zianides y choisirent de s'installer dès la chute du royaume, vers le XVIe s, lors de l'avènement des Ottomans : el-Eubbadi, el-Hadjoui, el-Wancharissi, Benharbit, el-Maqqari? Le temps glorieux de ces poètes mêlés à l'histoire de leur temps, illustration de leur tolérance, est rappelé dans les œuvres des poètes marocains Mohamed Nadjar, Larbi al-Maknassi ou encore M'barek Soussi? représentatif d'une société très conservatrice. Les anciens interprètes se souciaient de l'identité de l'auteur confiné le plus souvent aujourd'hui dans l'ombre, sombrés aujourd'hui dans les ténèbres.

A suivre...

* Auteur :

- De Grenade à Tlemcen. Mouwachate oua azdjal, E. N. A. G, Alger, 2011.

- L'héritage musical ?'Sana'a-Gharnata'', ANEP, Alger, 2017.

- L'épopée musicale andalouse, PAF, Paris, 2015.