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Le nouveau drapeau algérien : un cadenas et une chaîne

par Kamel DAOUD

La photo est obsédante. Une chaîne en fer avec un lourd cadenas fermant la porte de l’Assemblée populaire, du Parlement algérien. Esprit de gangs, butins, loi du bras, jungle et razzia. On s’efforce de l’oublier mais cette photo revient, comme un symbole gravé sur du métal et qui tinte sur les sols. Le pays entier résumé dans cette scène d’une porte fermée. Avec, dehors, un président du Parlement déclaré mort, «vacant», absent alors qu’il marche et prend son café. C’est un peu le nouveau drapeau du pays ce cadenas. Terre close. Parenthèses fermées. Ouverte le 1er novembre, fermée hier avec ce coup d’Etat sans Etat dedans, ni à côté. D’ailleurs, on passe notre temps à se plaindre des visas que l’Occident ne nous donne pas, on y décèle un complot, une punition pour «marchés non octroyés», racisme, mais la bonne presse oublie de parler de la difficulté d’obtenir un visa pour venir en Algérie. Pièce rare, enquête, guichets sans réponse et, à la fin du cycle, un visa d’une semaine souvent.

 Le pays porte un gros cadenas air, mer, terre. Il est fermé de toutes parts, angoissé par ses frontières, détestant ses voisins, son histoire, ses enfants et ses ancêtres et même ses fenêtres. On n’y échappe que par la chaloupe ou la prière hallucinée. Le rêve ultime est d’ailleurs l’immobilité totale, une tombe avec un drapeau, une monotonie, un cantonnement. On l’a même suffisamment répété : le Régime a le rêve du colon, les heures de travail en moins : il rêve de l’Algérien autochtone comme d’un être immobilisé, enfermé chez lui, assis. Un «ayant été», pas un «être» pour reprendre les philosophes. L’immobilité est la stabilité, l’utopie, la fin de l’histoire, le but de l’indépendance, l’épilogue du vétéran couché sur sa médaille, le fantasme du libérateur qui remplace le colonisateur.

 Du coup, cette image est un symbole plus puissant que l’étoile ténue ou le croissant faible : une porte avec un cadenas est le signe de la voyoucratie, de la vacance totale, du pays fermé aux siens et aux autres, de la fin d’une époque, du cannibalisme d’une génération qui se revendique des armes et de la libération et qui s’illustre avec une chaîne et un cadenas. C’est dire qu’il ne suffit pas de libérer un pays. Encore faut-il le mériter. Et qu’un Etat n’est certainement pas un coup de feu suivi d’un youyou, mais une maison que l’on bâtit pour ses enfants, pas pour ses martyrs ou anciens compagnons.

 Un cadenas et une chaîne. Cela obsède. Je me dis que c’est valable pour un magasin «alimentation générale» en faillite, pas pour une terre si ancienne que ses arbres naissent immenses et ridés. Si obsédée par la liberté qu’elle préfère la mort à la gravité. Je me dis que cela n’est pas possible, et je reviens vers cette photo. Chute d’une génération qui prépare l’avènement de nos mollahs, un jour ou l’autre. Car un jour ou l’autre, sur ces ruines agitées et méchantes, naîtra un fascisme que tout le monde accueillera comme une solution, les peuples ayant horreur de l’orphelinat. Et ce jour-là, nous le payerons tous : mercenaires, fabricants de cadenas intellectuels du déni, sympathisants des islamistes par recyclage de l’anticolonialisme, paresseux, indifférents et dobermans.