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Narcissisme post-colonial ou post-abbâsside

par Kamel DAOUD

Paris, ciel gris et saison des vestes. Cette ville est le miroir des exilés parfois. Ils y cherchent une image, un visage, le fuient ou l’évitent, regardent les murs comme on regarde l’eau qui passe et marchent comme s’ils remontaient une mémoire. Vieux constat du chroniqueur quand il est invité à «parler» en Occident sur soi, les siens ou les autres : le post-décolonisé a une image narcissique extrême sensible. Une représentation de soi qui ne souffre ni de reflets ni, parfois, de réflexion. Ce qui rend le débat, l’interview, le plateau télé ou la «table ronde» très difficile pour l’écrivain, l’artiste ou autre. On y tente de «parler» mais on s’inquiète de la réaction possible, automatique, des siens, de celui qui rejette votre constat parce que cela porte atteinte à l’image qu’il se fait de lui-même en Occident. Le chroniqueur le vit à chaque promotion pour sortie de livre. Cela aboutit, sur les réseaux, en mode «proches» ou en mode débat avec d’autres invités, à des phrases sur «l’Âge d’Or de l’islam», ou «Le pays n’est pas aussi en catastrophe que ce que vous dites», ou au fameux délire «sur un pays qui avance, des plages propres», ou «il ne faut pas parler, ainsi, devant les Occidentaux et si vous le faites, c’est pour leur plaire». On vous ressort un vieux traité sur l’érotisme qui date du 11ème siècle, Oum Khaltoum ou l’invention du zéro, l’Andalousie, l’Emir Abd El Kader. Le but est de défendre l’image narcissique et de rétablir l’équilibre du déni. Etrange réaction de refus et de dépendance : comme si cette «image narcissique» devait interdire toute réflexion sur soi, et de débat à voix haute et se devait d’être brandi comme un bouclier ou un drapeau pour cacher une blessure ou une peur du monde. A la fin, cette Image a même créé une sorte de «censure communautaire» qui interdit l’expression, frappe d’anathème le «traître» et réagit avec violence à toute tentative de discours sur le réel.

Cette réaction puise dans quelques raisons profondes peut-être : le souci de maintenir une image de soi qui n’est pas réelle devant l’ennemi qui nous a colonisés, le puissant, l’Autre. Ou peut-être est-ce une auto-intoxication par la nostalgie pour mieux supporter les déclassements. Ou par manque de confiance. Alors, à chaque débat sur l’état du monde dit «arabe», aujourd’hui, on vous sort des exemples sur «l’âge d’Or» d’autrefois, «la civilisation musulmane et ses réalisations» ou le «nous» fantasmé qui fait confondre son propre prénom avec celui d’Avicenne comme associé dans la réinvention du monde. On vous accuse d’essentialiser, de trahir, de vouloir vendre vos livres ou vos arts, on vous excommunie au nom de l’image narcissique communautaire ou on crie «pourquoi faut-il que l’Occident en revienne toujours à nous, à l’islam ou au migrant ?», non pour dénoncer un débat mais pour y surseoir, indéfiniment et jusqu’au jugement dernier.

Tout débat sur soi, les siens ou sur notre réel est piégé par cette image narcissique qui peut se convertir en violence inouïe dès qu’on traître de sujet comme la sexualité, l’arabité fantasmée, la colonisation, le corps ou la représentation. Le verdict de traîtrise ou l’insulte affleure, alors, avec un visage dur et le crachat en menace. Douleur, colère, agressivité, malaise et culte d’un narcissisme de compensation qui nous piègent. A la fois désireux de vivre dans le monde et refusant que le monde débatte de nous, vienne vers nous, nous parle ou expose ses raisons, ses préjugés ou ses attentes et ses malentendus. Comme si nos identités ne peuvent être qu’une vieille aristocratie déclassée et appauvrie, autrefois propriétaire du monde, aujourd’hui pauvre et ruinée, et qui voit dans chaque être qui approche un complot, une menace, une insulte, une dépossession ou un pickpocket sournois. Brandissant de vieilles photos (imaginaires) de groupes avec Avicenne ou Averroès, post-colonial susceptible ou post- abbasside aigri, tout en brisant avec colère et rage les miroirs du présent.