Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L’exemple de la tentation papale de Mohamed Aïssa

par Kamel DAOUD

Semaine de routines. Fruits de saison, 5ème mandat à vie, pluies et Abu Horeira dont il faut un jour faire le procès intellectuel, puisque ses adeptes font le nôtre chaque jour. A-t-il existé ? Quel est son impact sur nos malheurs contemporains ? Il est le nom de quel fantasme généalogique ? Passons. Zoom sur une question qui se repose, régulièrement, en général à quelques mois des élections présidentielles algériennes : pour qui vote l’Occident ? Traduction approximative de «Est-ce que l’Occident va voter Bouteflika ?». On interroge, on scrute, on interprète. Curieux exercice d’astrologie. Car à la fois on proclame l’Occident «main étrangère» complotiste et malveillante et main d’électeur, de grand électeur dans un système politique fermé. On s’élève cycliquement contre «l’ingérence» et pourtant on s’ingère dans l’Occident, on le lui demande, on cherche son vote pour humer son vent. Ou le contraire. C’est un peu un lien d’entrave : on se proclame libres et indépendants et avec le culte de la décolonisation et des frontières et pourtant on cherche à se faire filmer avec Merkel ou à surinterpréter une déclaration du State Department US. Comme pour les classements internationaux d’universités, de bien-être ou de climat d’affaires d’ailleurs : lorsque le régime est mal classé en performances, il crie au complot, mais lorsqu’il est salué, il devient hystérique de joie.

Et nous, on est pour ou contre l’ingérence de/en Occident ? A l’évidence beaucoup pensent que l’Occident s’ingère dans nos affaires au nom de la démocratie et nous nous ingérons dans ses affaires au nom de l’Islam. Il prétexte sa stabilité, nous (c’est-à-dire El Mouradia, Erdogan, M6 ou l’Arabie) prétextons nos communautés. Ainsi, pour l’exemple, on retrouve le ministre des Affaires religieuses Mohammed Aïssa qui à la fois proclame la vertu d’un islam algérien, mais se mêle chaque semaine de l’islam de France ou d’Autriche. Il lutte contre le wahhabisme et l’ingérence des courants non orthodoxes en Algérie, mais trouve normal de parler de l’imam de Toulouse, de commenter avec nonchalance les politiques de réforme de l’islam de France comme s’il en était le propriétaire ou que l’islam de France c’est la Mosquée de Paris qui est la Mosquée d’Alger. A la fois on dénonce le rejet d’intégration subit par les Français d’origine algérienne ou maghrébine, mais on accentue leur différence en les évoquant comme une affaire algérienne, on consomme leurs ruptures en se posant en avocats de leurs problèmes comme s’ils étaient encore algériens et on accrédite leur «étrangeté» sur le sol de leur naissance ou de leur choix. On crie au racisme mais on le conforte par une idéologie de l’identité confessionnelle irréductible. On s‘indigne qu’ils ne soient pas traités comme français, mais on fait tout pour qu’ils soient perçus comme musulmans avant d‘être français.

Qu’en serait-il si un évêque français dénonçait le sort fait à un prêtre catholique en Algérie ? On va hurler à l’ingérence. Mais le contraire ne l’est pas donc. On veut un islam d’Algérie mais on se mêle de l’islam de France ou de Belgique comme si cette religion nous appartenait à nous, était notre capital et notre prétexte légitime pour parler des affaires des autres. On dénonce le communautarisme en France ou en Occident et on le nourrit justement par nos invasions condescendantes.

Plus profondément, on dénonce notre exclusion de l’universel, notre mise au banc discrète et notre mise en marge, et nous nous réclamons de cette exclusion comme d’un droit au nom de la particularité culturelle, confessionnelle ou post-coloniale. Nous voulons faire partie de l’humanité mais nous ne la voulons pas chez nous. On veut que Merkel vote Bouteflika, mais si elle ne le fait pas c’est une ingérence. Nous voulons «un islam du milieu», par Mohammed Aissa, mais on se mêle de l’islam des autres en Europe ou en Chine. Nous sommes solidaires des Rohingyas parce qu’ils sont exterminés par des bouddhistes mais pas des Yéménites parce qu’ils sont tués par des Saoudiens. Nous voulons partir vivre en Occident mais nous voulons aussi qu’il ne soit pas le contraire de nos pays. Cette situation nous piège dans le malaise et la honte secrète, dans la colère et le désir aussi. L’Occident nous le percevons comme source de valeurs et de dévalorisation, source de légitimité et de menace, lieu de contradiction violente entre le désir et la peur, la volonté de s’enfermer et l’obligation de s’ouvrir. Là, il s‘agit d’anecdotes politiques, mais cela va plus loin, plus profond. Il s’agit de notre essentiel trouble qui aurait pu être notre source de puissance et de richesse si transformé.

Pour qui votera Merkel en Algérie ? Elle votera pour l’Allemagne. A qui appartient l’Islam ? A chacun et donc chaque pays qui le vivra, le réformera selon les siens qui y vivent. Pour qui s’agite Erdogan ? Pas pour les autres, mais pour son pays, pour lui-même, son égo ou son palais ou son territoire et ceux qui y voient un héros de leurs frustrations ne révèlent que leur impuissance intime.

A la fin ? Cela dure. Cela n’a pas encore une fin. Voulant un selfie avec Merkel, un selfie avec Abu Horeira. On veut habiter l’histoire au lieu d’habiter notre géographie.