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Propriété intellectuelle : je vais attaquer en justice la Twentieth Century Fox !

par Boumediene Sid Lakhdar*

Oui, vous pouvez prêter attention suite à ce surprenant titre, osé et fort. Proche de la retraite, le prof n'en a pourtant pas perdu sa raison, c'est la lecture d'une actualité qui le fait réagir. Juriste de formation, sans en avoir fait son métier, il reste attentif à certaines incongruités du droit et ne peut s'empêcher de réagir lorsque ce dernier l'interpelle.

Je n'en revenais pas lorsque cet article sur Internet, publié par un média des plus sérieux, m'apprend qu'une avocate de Paris vient de déposer auprès de l'INPI (Institut National de la Propriété Intellectuelle) le nom «Benalla» suite à l'affaire du personnage dont c'est le patronyme. L'organisme n'a pas encore validé le dépôt mais la surprise est grande.

Et si vous n'avez jamais entendu parler de Benalla c'est que vous vivez dans un monde sans médias, ce qui serait étonnant puisque c'est justement un journal que vous êtes en train de lire.

Cette avocate, probablement plus prompte à rêver aux affaires qu'à la mission philanthropique de son métier, a pensé que le nom «Benalla» serait une valeur pécuniaire très prometteuse à l'avenir pour une marque de produits. On suppose qu'elle visait toute la gamme des produits sécuritaires, jusqu'aux activités de gardiennage d'enfants.

Mais pourquoi je vous raconte cela ? Patientez car il me faut partir de l'origine de l'histoire qui, bien entendu, n'a strictement rien à avoir avec le patronyme Benalla mais avec le mien.

Vous connaissez tous le rituel du professeur qui se présente en début d'année à ses étudiants. Chacun le fait à sa manière et la mienne en vaut une autre, vous allez la connaître, cela fait trente-cinq ans que c'est la même histoire.

Je débute par «Mon nom est Sid Lakhdar» et immédiatement je vois à leur sourire qu'ils s'attendent à un moment plaisant. Car dans le reflet de mon visage s'annonce un plaisir de gamin de poursuivre une histoire à laquelle il y a une chute, celle que je ne veux jamais rater dans ses effets. Quoi de plus cabotin qu'un prof ?

Et je continue «la première partie de mon nom, SID, veut dire Monsieur ou Monseigneur, selon le contexte et l'importance de la personne. Je ne doute pas que vous saurez choisir». Puis je poursuis «la seconde partie de mon patronyme est LAKHDAR, ce qui signifie la couleur verte». Et je ne peux m'empêcher de rajouter «avoir un prof qui s'appelle Monsieur Le Vert, cachez votre joie d'avoir cette chance !».

C'est tout ? Non, patientez encore, cela va venir. Et c'est à ce moment que je leur déclame mon couplet préféré : «cela fait des décennies que je rêve d'une intervention d'un (e) étudiant (e) qui se lèverait et me dirait, avant mon explication, «moi, je sais ce que veut dire votre nom !». Alors, il ou elle ferait le geste symbolique d'écarter sa robe de tribun, pointerait le pouce vers l'auditoire pour annoncer son discours et dirait, sur un ton qui ferait rougir les grands dramaturges, les vers suivants «Rodrigue as-tu du cœur ? Tout autre que mon père...».

Et je termine par «jamais, avant ma retraite, je n'aurai le plaisir de constater un relèvement du niveau culturel, un retour à celui que nous avions en classe de quatrième, à Oran ou ailleurs, lorsque nous avions étudié Corneille et donc le fameux CID».

Mais il y a deux ans, une grande catastrophe s'est produite, pire que l'inculture. À ce moment de la scène, une étudiante leva le doigt et me dit «Moi, je sais». Stupéfait, je lui donne la parole en pensant voir enfin le génie de la culture jaillir. Et l'étudiante me dit «c'est SID, le personnage du film L'âge de glace !».

Désabusé, abattu, je ne savais pas à cet instant que le coup de massue allait avoir une réplique sismique. Car de retour à la maison, je me précipite vers Youtube pour savoir qui est ce personnage d'un film que je connaissais mais dont je n'avais vu que des extraits.

Là, mes chers lecteurs, ce fut le choc de ma vie. C'était le personnage le plus débile et le plus crétin de tout l'univers cinématographique. Moi qui rêvais qu'on réagisse à mon nom à travers Rodrigue et Corneille, me voilà confondu avec l'abruti le plus dévasté d'Hollywood.

Et vous avez bien fait d'attendre pour la suite car c'est maintenant que cette histoire d'avocate et de Benalla fait le lien. Comme j'enseigne la propriété intellectuelle à mes étudiants, je savais parfaitement qu'un patronyme, y compris celui d'un tiers, pouvait s'enregistrer comme nom de marque à l'INPI.

Une rapide recherche documentaire m'indique que c'est l'article L. 711-4g du code de la propriété intellectuelle qui me donne pouvoir à m'y opposer si je subis un préjudice, à la condition, rajoute la jurisprudence, d'apporter la preuve de ce préjudice. Chacun aura compris qu'il ne s'agissait pas d'une marque mais le raisonnement juridique est similaire dans son approche pour ce personnage de dessin animé.

Alors l'affaire est entendue, le choc que j'ai subi ne laisse aucun doute sur le préjudice, après trente-cinq ans de fierté d'un patronyme aussi prestigieux dans la littérature et dans la grande histoire espagnole. Je suis légitimé à demander réparation auprès du producteur et du distributeur, la Twentieth Century Fox.

Rétrospectivement, je me dis que j'avais bien fait de ne jamais me risquer à la même introduction du début d'année avec mon prénom. Vous rendez-vous compte que j'aurais attendu pendant trente-cinq ans pour, un jour, voir un (e) étudiant (e) se lever et déclamer «Moi monsieur, je connais, Boumediene, c'est...!».

Qu'on m'apprenne la vérité sur ce nom, comme pour SID, et je me serais suicidé car je n'aurais jamais pu l'entendre. Non, je ne l'aurais jamais supporté !

* Enseignant