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Un polar où tous les lecteurs meurent à la fin

par Kamel DAOUD

Le roman du Pouvoir algérien. Il suffit de naître dans ce pays, ou de s’asseoir dans un café, de tuer le temps ou d’y être affecté comme diplomate étranger pour savoir qu’il existe, qu’il est le seul lu par tous, écrit sans cesse et sans fin connue. Lassant, nauséeux, hypnotisant.

Comme pour les règles du polar en papier, ce roman obéit aux lois du genre : on y a souvent un mort réel ou supposé (Bouteflika, Ben M’hidi, le colonel Haouess, Matoub, les victimes de Bentalha, Toufik le Général ou le frère d’El Hamel), des enquêteurs (tous les Algériens, café et journaux compris), des pistes. Ce récit est sombre, fascinant, donne droit d’exercer son intelligence ou sa vanité, étaler ses sources d’informations ou sa collection de rumeurs.

Se montrer sous la lumière avantageuse de «l’initié» ou soupirer à chaque page pèse une tonne et vous salit les mains. Le tueur y est connu, le mort aussi. Ce qu’on ne sait pas, c’est pourquoi on le lit sans cesse toute sa vie, on le feuillète et on y reste absorbé comme par un puits ou une facture injuste au lieu de vivre ou de partir. Il suffit de s’asseoir avec un local, un étranger ou dans une radio ou une chancellerie pour voir revenir la question «que se passe-t-il encore ? ». Alors l’un affirme avoir croisé Saïd, ou Toufik ou Messali avant-hier ; là où l’autre plisse des yeux pour voir à travers la millénaire brume numide et expliquer qu’il s’agit d’une lutte de clans, d’ailes, de familles, de succession ou de grades. C’est du neuf comme hier, du vieux comme en 62.

Et pour aujourd’hui ? C’est la chute brutale de quelques généraux d’armée. Le tour des juniors, en quelque sorte, après le départ forcé des seniors, c’est-à-dire les généraux des années 90. Purge brutale, succession, «l’alternance» (curieux que l’armée parle d’alternance, un concept propre aux politiques, m’explique un collègue). On évoque fait divers, drogue, assainissement des champs et des Palais pour asseoir le 5ème mandat à vie, penalty entre deux clans majeurs, nominations et licenciements comme, épisode rocambolesque, à l’aéroport d’Alger.

L’Algérie assise aime le pétrole, la spéculation ou les disgrâces des autres. Bedoui se fait accueillir en Président dans une wilaya de l’Est, comme El Hamel le faisait avant, portraits contre portraits, rebondissements, paroles, images, son coupé, pipe-line et conquête de l’espace par Ould Abbès.

Et pour cette fois ? On n’en sait pas plus qu’à l’époque du GPRA. Ou à la veille du 1er novembre 54. Il y a toujours six qui décident et quelques millions qui ne le savent pas encore. Mais on sait au moins que les six se font sélectionner par le temps, le grade, les rides ou l’intelligence égoïste. Et on sait comment ils tombent ou se font disgracier par complots internes (plus réels que le fameux complot externe). On peut par exemple être choisi pour être le plus vieux dans le grade le plus haut. Vieille recette. Mais on peut aussi être jeune, venir de Sidi Fellag à Mostaganem, prendre du galon et être mal vu, subir des croche-pieds et être la cible de campagnes médiatiques internes pour se faire dégommer au plus vite. La raison ? La jeunesse qui est un vice selon le roman du Pouvoir, mais aussi la mémoire rancunière de ceux qui sont tombés après une enquête sur le père, le fils et le manque d’esprit.

Le Pouvoir est donc un livre carnivore (je ne dévore pas le roman, il me dévore), obscur, qu’on ne peut laisser tomber des mains quand on est Algérien, car la vie n’aura plus que le sens de la vie, ce qui n’est pas utile pour les morts que nous sommes. Sauf à avoir été victime directe d’une purge ou être tombé pour enquête, personne ne sait ce qui s’y passe réellement. Il y a des personnages, il y a une intrigue, il y a des cadavres et des renaissances, il n’y a pas de femmes visible à l’œil nu, on y embrasse les mains pas l’amante, il y a des soupçonnés et des couteaux qui sourient, il y a des communiqués et des désœuvrés qui tricotent des fleuves après leur fin de mission.

Le pouvoir en Algérie est une relation intime, de couple, entre celui qui le détient et celui qui en a été victime ou celui qui y a été appelé. Le reste, c’est du café ou une méditation sur la fin inexplicable de l’Emir Abd El Kader. On peut aussi spéculer sans fin : le cabinet gris contre le «cabinet noir» démodé, Toufik contre le courant, Gaïd contre les soupçons. Tout est possible, même de ne pas mourir dans mille ans.

Il y a une certitude cependant : le Pouvoir en Algérie aime les photos. Depuis celle des «six» avenue de la Marne à Alger en 54, et jusqu’à celle de la semaine dernière. Sauf que la définition et la résolution ont baissé avec le temps. Jeu de mot facile mais inévitable dans ce cas.