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Le plus vieux métier de ce peuple ?

par Kamel DAOUD

«…Un homme sorti de prison, par sa force, parce qu’il a purgé sa peine ou sa malédiction, ou par sa ruse d’évadé. Libre, il retombe dans l’angoisse et le désœuvrement face à la terre, au travail, l’effort, l’espace et l’histoire. Pour surmonter cette angoisse du vide, il ne cessera désormais de parler de son évasion, de ses années de prison injustes, de sa résistance à l’usure et l’abattement, de son épopée, la seule. Il ne peut faire autrement car se libérer par la force a été sa seule œuvre, c’est tout ce que savent faire ses mains. Il ne sait ni coudre, ni semer, ni récolter, ni rire ou se reposer. Alors il raconte encore son histoire, la revit. Il s’applique et son désir de combler le vide devient le vide lui-même. Il se force à retrouver ses adversaires qui sont déjà partis, rêve de s’évader alors qu’il est déjà libre ou n’a aucun mur à creuser ou barbelés à surmonter, il rejoue la prison, l’évasion, la traque et la nuit, les chiens qui le poursuivent, il tombe par terre, fait le mort et l’inodore pour échapper, se relève.

De loin, sa belle histoire est vue par les autres comme la gesticulation d’un voisin à l’esprit désordonné. Ce qu’il vit dans sa tête comme une belle histoire est vu par les autres comme un délire, une folie inquiétante. L’homme voit partout des gardiens de prison, des tortionnaires, des adversaires. Il voudra même habiller ses voisins ainsi, leur distribuer des uniformes, des armes et des sirènes pour lui permettre de revivre la plus intense histoire de sa vie. Il basculera dans le délire et ne pourra aimer que les voisins qui peuvent lui inspirer de la haine. Français, Américains, Tunisiens, Tchadiens, Marocains, Libyens, Irakiens même. Tour à tour il trouvera à l’un un regard mauvais, une frontière fourbe, une histoire de médisances ou un passif si ancien. Il fera de sa propre liberté une prison pour justement rêver de s’en échapper et rejouer sa jeunesse. Comble de son fantasme qui le tient écrasé, il se fera en même temps, dans un monstrueux one man show, le gardien de sa prison, le prisonnier, le mur, le ciel et le barbelé, la cellule et la lune qui bouge derrière les barreaux de sa fenêtre. Il sombrera doucement dans un étrange et puissant délice. Mourra.

Voilà. J’avais lu et suivi les actualités ces dernières semaines à propos de la «déclaration» de guerre d’un général libyen. Condamnation des médias et réseaux sociaux en Algérie, analyses des rapports de force, moqueries puis campagne pour dénigrer l’adversaire du bref moment. Mais cela me laissa une impression désagréable. Même dans le commentaire le plus indigné sur cette affaire, je retrouvais la trace parfois masquée, parfois évidente, d’une jubilation. Comme si, après avoir longtemps attendu une guerre, on était presque au moment de l’obtenir, se faire exaucer un ténébreux vœu, d’enfin revenir au plus vieux métier de l’Algérie : faire la guerre. De libération, civile, frontalière ou de désœuvrement. Les commentaires et les analyses de la presse, en général, n’étaient pas des analyses ou des commentaires mais des sermons, des mises en garde, des insultes ou des défis lancés. Derrière le discours, une subjectivité si ancienne affleurait sombre et commune : on se plaisait à imaginer la possibilité d’une guerre, mais une possibilité jouissive. Peut-être que cela nous donnera l’occasion de guérir le pays de l’ennui, du sentiment d’échec, de la perte de confiance ou de l’éparpillement. Avec le cas du général libyen, la provocation était si franche et directe que ce désir de refaire la guerre ne s’enveloppa pas de l’excuse d’un patriotisme sourcilleux et se transforma franchement en revue des troupes, des moyens. On n’était plus à répéter des chiffres sur les équipements de l’armée marocaine, à écouter les routines des menaces de guerre possible avec le royaume ou à faire campagne de médias contre la Tunisie ou à accuser la France de presque tout, mais à imaginer sérieusement, délicieusement, une guerre.

A l’évidence, il s’agissait d’un fantasme réactivé. La guerre est notre dernier souvenir d’union, de sacré vécu par chacun, d’épopée, de sens. N’étant plus colonisés, on s’essaya longtemps à décortiquer la néo-colonisation au point d’en inventer les preuves, les angoisses et les listes des traitres, mais cela ne suffit pas. Il nous manquait quelque chose de plus physique que le soupçon. A défaut de guerre de libération à refaire, on se contentera d’un frisson plus secondaire : un duel avec un chef de milices libyen. Cela n’assouvit pas le réel, mais on peut peut-être fermer les yeux. Et tirer. Cela expliquera pourquoi nous ne sommes peuple «frère» de personne depuis toujours.

On a même trouvé à faire la guerre avec les Irakiens.