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Portraits et visages inoubliables

par Hacène Saadi *

J'aimerais, comme l'aurait dit Valéry Larbaud, vivre «danoisement dans la douceur danoise», visiter les grandes capitales si éclairées la nuit, avec leurs brasseries et pubs tout le temps ouverts et leurs jolies barmaids, fréquenter le jour les librairies aux livres rares et introuvables d'auteurs dont j'ai toujours rêvé, passer des heures précieuses dans des jardins tels le Luxembourg à Paris ou le Regent's Park à Londres (conçu comme un rêve primevère), flâner les dimanches après midi le long des quais parisiens (Montebello, Conti, Grands-Augustins,?) et chercher patiemment chez les bouquinistes d'anciennes éditions d'auteurs aimés, et bien d'autres choses encore suspendues à mes innombrables curiosités et mon insatiable appétit de rêveur impénitent ! Et puis, et puis? des heures de lectures voluptueuses.

Paraîtrait-on ainsi, sans aucune prétention, ni forfanterie, comme autant de grands voyageurs dans les livres ? L'image pourrait être celle d'un couteau à double tranchant, mais aussi, d'une certaine manière, parfaitement séduisante.

Au cœur de ces voyages dans les livres, il y a entre autres sujets d'un très grand intérêt, les histoires autour de beautés célèbres et adulées, des histoires de grands amours tout à fait exceptionnels. J'imagine un héros d'un autre temps, perdu dans ses rêves, avec des velléités de désirs qui aboutissent rarement, et qui finit par accepter et même à se complaire dans cette espèce de rôle d'éternel contemplateur, dans l'esprit indécidable et irrésolu d'un amoureux transi. Et c'est de ce héros archétypal, qui va faire défiler dans son esprit de rêveur incurable une petite galerie de portraits et visages inoubliables qui ont marqué un pan de l'histoire littéraire et artistique du 19ème et du 20ème siècles, qu'il s'agit dans le texte qui suit.

Inlassablement à la poursuite, dans un improbable ailleurs, d'un rêve d'une nature à la beauté éblouissante et sauvage où il pourra enfin rencontrer, miraculeusement, les images adorées de sa saga de visages féminins, et jouir pleinement de leurs présences ; c'est un rêve faustien, assurément, dans son imaginaire d'être singulier à la recherche de joies et de plaisirs sublimes, et de beauté absolue !

A propos de beauté, et de beauté féminine en particulier, il y a incontestablement, dans son esprit, celle de Judith Gautier, telle qu'elle a été fixée par la photographie de Nadar pour la postérité. Le portrait de Judith (fille aînée de Théophile Gautier, «parfait magicien es Lettres Françaises» comme se plaisait Baudelaire à le qualifier dans sa dédicace aux «Fleurs du Mal» (1857)) réalisé par Nadar (de son vrai nom Félix Tournachon, photographe, caricaturiste, écrivain et même aéronaute) vers le milieu des années 1870, représente le portrait royal de la femme de trente ans dont tous les poètes, tous les musiciens (y compris Wagner, de plus de trente ans son ainé), tous les écrivains de l'époque étaient immanquablement amoureux (voir, pour s'en convaincre, son portrait en page 104 de la revue Oblique, numéro spécial consacré à Richard Wagner, 4ème trimestre 1979).

La beauté plastique, presque aussi parfaite que celle d'un buste d'une déesse grecque vue de profil, des traits du visage de Judith Gautier dans l'éclat de sa jeunesse, a fait rêver (et plonger dans le désespoir) des générations de poètes et d'écrivains, qu'ils soient de France ou d'ailleurs.

Judith Gautier, aurait vraisemblablement quelques traits de la ravissante Carlota Grisi, danseuse étoile de plusieurs ballets, dont «Giselle ou les Willis» (1841) et «La Péri» (1843), écrits spécialement pour elle par Gautier qui en fut amoureux toute sa vie, mais qui finit par épouser, peut-être par dépit, la sœur de Garlota, c'est-à-dire Ernesta Grisi, cantatrice, dont il eut Judith et Estelle.

Judith Gautier épousa, très jeune, Catulle Mendès, écrivain et poète, mais s'en sépara bientôt et finit par écrire des romans d'inspiration extrême-orientale, et des mémoires d'un grand intérêt sur les écrivains de son temps («Le Collier des jours», 1902-1909).

Dans le film «Le Grand Meaulnes» (1967) de Jean-Gabriel Albicocco, Brigitte Fossy qui incarne l'héroïne Yvonne de Galais, apparait, «en ces habits anciens» spécialement taillés pour elle, plus belle que le modèle (Yvonne de Quiévrecourt) qui a inspiré Alain-Fournier. C'est une chance extraordinaire pour ce jeune metteur en scène (il n'avait pas plus de trente ans en 1966, date du tournage du film dans les lieux mêmes où s'est déroulée l'histoire du roman, et avec l'ultime chance d'avoir Isabelle Rivière, sœur d'Alain-Fournier, comme guide patentée) d'avoir pu dénicher une telle beauté pour jouer ce rôle si convoité !

Alain-Fournier dans sa correspondance, plus particulièrement dans ses «Lettres au petit B» (René Bichet), parle de sa rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt, de son unique, son grand, son merveilleux amour en ces termes : «Ce ne serait pas assez de dire [qu'elle était] «élégante». Le mot pureté est celui qui lui convient toujours ; à sa toilette, à son grand manteau marron, comme à son corps que je n'ai jamais imaginé, comme à son visage. Cependant cette toilette de dame, si belle et si française qu'elle fût, semblait encore trop lourde pour la sveltesse de son corps mince et grand, et pour sa taille invraisemblable? Je n'ai jamais vu de femme aussi belle ni même qui eût, de loin, cette grâce. C'était comme une âme visible, exprimée en un visage et vivant en une démarche. C'était une beauté que je ne puis pas dire. Cent phrases me viennent qui toutes conviennent, mais aucune ne satisfait. C'était en tout cas l'âme la plus féminine et la plus blanche que j'aie connue ; c'était une dame de village à la procession des Rogations ; c'était une hampe de lilas blancs ; c'était une soirée déserte d'été où l'on a découvert, en fouillant dans les tiroirs, une paire de minuscules souliers jaunis de mariée, avec de hauts talons comme on n'en porte plus?Cet amour, si étrangement né et avoué, fut d'une pureté si passionnée qu'il en devint presque épouvantable à souffrir, comme je l'ai dit» (Lettre du 6 septembre 1908, in «Lettres au petit B», Emile-Paul, 1930, pp 56-58).

Isabelle Rivière, sa sœur bienaimée, et première confidente de son grand amour pour Ivonne de Quiévrecourt, a clairement mis en évidence dans son livre «Vie et passion d'Alain-Fournier» (Jaspard, Polus et Cie, 1963, 2ème édition, Librairie Arthème Fayard, 1989) son «déchirant appel vers la bien-aimée depuis si longtemps disparue» (p.186).

Alain-Fournier écrivit une longue lettre patiemment méditée, en septembre 1912 (quelque mois avant la parution en livraisons mensuelles du roman «Le Grand Meaulnes» dans la revue de la N.R.F., et un peu plus tard chez Emile-Paul, en 1913), adressée à Ivonne de Quiévrecourt, mais qui finalement n'a jamais été envoyée à celle dont l'amour le tourmentait depuis plus de sept ans, de cet amour si pur, si unique, si désespéré, car il s'agit comme il le dit avec déchirement dans sa lettre «de bien autre chose que d'amour. Autre chose de plus pur et de plus mystérieux encore que l'amour». Cette lettre est d'autant plus bouleversante, qu'il serait impardonnable de ne pas en citer ne serait-ce qu'un petit extrait assez significatif (la lettre est citée in extenso dans le livre d'Isabelle Rivière, déjà cité, pp. 186-189) de cet amour impossible.

«Il y a plus de sept ans que je vous ai perdue. Il y a plus de sept ans que vous m'avez quitté, sur le Pont des Invalides, un dimanche matin de Pentecôte. Vous avez dit : «Nous sommes deux enfants, nous avons fait une folie?». Et je n'avais su que répondre. Je m'étais appuyé, plein de désespoir et d'obéissance, à un pilastre du pont. Je vous regardais vous en aller pour toujours. Le quai traversé, avant de disparaître dans la foule, vous vous êtes arrêtée et tournée vers moi, longuement. Etait-ce pour me dire adieu, ou bien pour me faire comprendre qu'il ne fallait pas vous suivre, ou peut-être aviez-vous une chose encore à me dire ? Je me le suis demandé souvent. Et je ne le saurai sans doute jamais?Je n'ai rien oublié?Je n'ai rien de vous que ces souvenirs. Les plus humbles comme les plus beaux, je les ai tous gardés.

Je me rappelle par exemple ce trottoir, Boulevard Saint-Germain, sur lequel des enfants avaient écrit à la craie. Vous vous êtes retournée pour lire et vous m'avez regardé. Mais entre tous les autres je revois, avec une netteté terrible, cet instant du même jeudi soir où, sur le débarcadère du bateau parisien, j'avais eu si près du mien le beau visage, maintenant perdu, de la jeune fille. Ce visage si pur, je l'avais regardé de tous mes yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes».

On n'a pour tous documents que deux photographies d'Ivonne de Quiévrecourt (laquelle au moment de la rencontre avec Alain-Fournier en juin 1905, était déjà fiancée et le mariage eut lieu quelques années après, d'où le grand désespoir de l'écrivain). Une de 1908, à Versailles où elle apparait en chapeau fleuri, en compagnie de deux vielles dames (Voir Ariane Charton «Alain-Fournier», Folio biographies, 2014 ; petit album photos entre la page 232 et la page 233). Une autre, vers la même période où, sans chapeau, elle se révèle aussi fine et prodigieusement belle, dans le jardin de Pierre Loti, s'apprêtant à chanter dans le chœur des Ondines (improvisées pour la circonstance) une œuvre d'une légende fantastique en un acte, «Melka», de Charles Lefebvre (voir Emmanuel Le Bret «Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes ou l'impossible amour», Editions du Moment, 2013, et les documents photographiques insérés entre les pages 96 et 97).

Quel destin aurait été plus tragique que celui d'Asmahan (de son vrai nom Amel El Atrach, fille d'un émir druze, nous y reviendrons tout à l'heure), une jeune femme dans tout l'éclat de sa beauté, aux yeux immenses et d'un bleu outremer qui ont fait chavirer bien des cœurs durant ces quelques années qui ont précédé la 2ème Guerre mondiale et le début des années 40, période la plus tourmentée, la plus trouble, la plus tragique, la plus meurtrière de toute l'histoire de l'humanité ?

Asmahan avait une voix sublime de cantatrice qui subjugua tous les musiciens et compositeurs égyptiens de l'époque (Al Quasabgi, Daoud Hosni, Ahmed Zakaria, Mohamed Abdelwaheb), et à laquelle on prédisait une carrière de très grande star de la chanson et des mélodies orientales. Mais c'était de courte durée, car le destin en a hélas ! décidé autrement.

Asmahan est née dans un bateau, c'est du moins ce que rapportent certains auteurs et historiens des spectacles (œuvres musicales, récitals, etc.) orientaux, dont Lamia Ziadé, auteure libanaise d'un livre qui retrace l'histoire des chants, danses, films et spectacles en tout genre, un livre intitulé «Ô nuit, Ô mes yeux» (paru chez P.O.L, Paris, 2015), un titre qui traduit gauchement l'intention première qu'avait l'auteure en écrivant ce livre. Asmahan née dans un bateau ? Est-ce une légende ? Est-ce la réalité ? Nulle archive, nul fait avéré, n'est là pour confirmer ou infirmer cette supposition. C'était en novembre 1917. Son père, l'émir Fahd El Atrach, accompagné de sa femme Alia, ses deux garçons, Fouad et Farid (qui deviendra, à partir des années 40, un très célèbre musicien et chanteur en Egypte et dans le monde arabe), et celle qui venait tout juste de naître, avaient pris un bateau d'Izmir, en Turquie, en partance pour Beyrouth, pour fuir les représailles des autorités turques, à cause des soulèvements des Druzes en Syrie contre les Ottomans.

Quelques années plus tard, Alia avec ses trois enfants alla se réfugier en Egypte (au Caire, plus précisément) pour échapper aux tumultes de la guerre menée par l'empire colonial français dans les années 20 en Syrie.

En plus d'une bonne éducation, Farid et Amel firent de la musique, passion transmise par Alia qui jouait elle-même du luth (Oûd).

Encore adolescente, Asmahan fut appelée, par une chance inouïe, à chanter à l'Opéra Royal du Caire. Avec une voix déchirante, une voix de soprano (disons à une octave supérieure), jamais égalée, elle chante de toute son âme une mélodie (comme tant d'autres qu'elle à chantées dans les années qui suivirent) qui fait vibrer toute la salle. Une étoile et née. Quelque temps après, Asmahan se rendit avec des adolescentes de son âge chez un étrange devin qui lui fit cette funeste prédiction : «Tu es née sur l'eau et dans l'eau tu périras». Asmahan en fut totalement bouleversée.

Puis les événements dans sa vie se précipitèrent à un rythme presque affolant. Elle se maria très jeune à un cousin, l'émir Hassan El Atrach, lui donna une fille (Camilia), et finit par s'ennuyer dans le «Jabal» (qui veut dire montagne en langue arabe) où régnait cet émir (y incluant toute une grande région dans la Syrie d'avant la 2ème Guerre mondiale) ; revint au Caire et renoua avec la musique, puis demanda le divorce à l'émir Hassan. Elle se remaria ensuite avec un metteur en scène (Badrakhan) qui lui donna plus tard le rôle principal dans le film «Gharam oua Intiquam» (Amour et Vengeance), où elle chanta peut-être ses plus belles chansons ; puis divorça de nouveau? Elle mena par la suite une vie tumultueuse, jusqu'à cet accident tragique de juillet 1944, qui lui coûta sa vie et celle de sa secrétaire, au moment où elle était attendue pour tourner les toutes dernières scènes du film «Gharam oua Intiquam», avec Youcef Wahbi (partenaire principal d'Asmahan et scénariste du film) qui eut assez d'intelligence pour changer le début et la fin du scénario, pour sauver le film, Asmahan étant morte tragiquement noyée dans le Nil, suite à une embardée du chauffeur de la voiture louée pour le retour au Caire, après quelques jours de vacances à «Ras El Barr», juste avant la toute dernière scène qu'elle devait jouer. Accident provoqué, de toute évidence, par le chauffeur qui s'était enfui et n'a jamais été retrouvé ! Mais ceci est une autre histoire.

Terrible fin pour la plus belle voix et les plus beaux yeux d'Orient ; c'est une immense perte, une disparition trop cruelle (pour sa famille, pour ses admirateurs inconditionnels) que cette mort si brusque, si brutale de l'inoubliable diva syrienne.

Du «Collier des jours» de Judith Gautier au collier de beautés inaccessibles, et souvent chargées de mystère, que représentent ces grâces d'un temps, dont la vénusté a fait rêver des générations de poètes, d'écrivains et d'artistes de tout bord, je ne peux m'empêcher de penser à ce magnifique vers de Pierre Louÿs (qui clôt le poème «Pervigilium Mortis», in «Psyché», 1927) et qui fait ressortir, avec quel bonheur, l'amour-passion ou l'amour pur qu'ont pu inspirer ces figures exceptionnelles, un amour tel «[Une] perle impérissable où dort le souvenir».

*Universitaire et écrivain