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Concurrence déloyale : quand la fin justifie les moyens (2ème partie)

par Menouer Mustapha*

Dans cette seconde partie nous abordons         le contenu et l'analyse des pratiques commerciales déloyales. Les pratiques commerciales déloyales sont connues et répertoriées. Elles sont définies par la loi 04-02 du 23/06/2004 relative aux pratiques commerciales (articles 26, 27 et 28). L'article 26 de la loi les définit comme «contraires aux usages honnêtes et loyaux et par lesquelles un agent économique porte atteinte aux intérêts d'un ou plusieurs autres agents économiques.»

Pour en donner une idée succincte nous reprenons brièvement dans cet article quelques-unes de ces pratiques en distinguant d'une part les pratiques déloyales qui visent les comportements des concurrents entre eux(I) et d'autre part celles qui visent le marché dans son ensemble (II).

Les pratiques déloyales des concurrents entre eux

1. Le dénigrement

C'est le premier acte de concurrence déloyale visé par l'article 27 de la loi 04-02 : «1°) dénigre un agent économique concurrent en répandant à son propos ou au sujet de ses produits ou services des informations malveillantes». Ce phénomène empoisonne «le climat des affaires». Il est très répandu dans notre pays où la rumeur fait office d'information.

2. L'imitation

C'est la seconde pratique déloyale visée par l'article 27:«imite les signes distinctifs d'un agent économique concurrent, de ses produits ou services et de sa publicité dans le but de rallier sa clientèle en créant un risque de confusion dans l'esprit du consommateur». Parmi les moyens utilisés l'article 28 vise explicitement la publicité trompeuse «qui comporte des éléments susceptibles de créer la confusion avec un autre vendeur, ses produits, ses services ou son activité».

3. L'exploitation d'un savoir-faire technique ou commercial sans l'autorisation de son titulaire :

C'est la troisième pratique visée par la loi : «exploite un savoir-faire technique ou commercial sans l'autorisation de son titulaire».

4. La désorganisation du concurrent :

Elle recouvre trois procédés : l'espionnage, le débauchage du personnel, et la destruction des moyens du concurrent en particulier de son réseau de vente.

- l'espionnage est utilisé pour découvrir les secrets de fabrication du rival. L'espionnage économique est un moyen couramment utilisé dans la compétition entre les grandes firmes multinationales. Mais si celles-ci peuvent s'en protéger en y mettant les moyens il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de petites et moyennes entreprises qui n'ont que peu de moyens à leur disposition. La cinquième pratique visée par l'article 27 de la loi 04-02 permet précisément de se prémunir contre les agissements des anciens salariés ou associés qui violent le secret professionnel et sont réprimés indépendamment de toute clause contractuelle: « 5° profite des secrets professionnels en qualité d'ancien salarié ou associé pour agir de manière déloyale à l'encontre de son ancien employeur ou associé».

-le débauchage du personnel par le concurrent est prévu par l'article 27-4 : «débauche, en violation de la législation du travail, le personnel engagé par un agent économique concurrent»

Ainsi, le passage d'un salarié chez le concurrent est une des sources les plus fréquentes des fuites du savoir-faire en direction d'entreprises rivales d'où l'existence de clause de non-concurrence dans les contrats de travail; elle est fréquemment utilisée comme technique de concurrence déloyale. La sixième pratique comprend certains procédés tendant à perturber le réseau de vente du concurrent tels «que la destruction ou la dégradation de moyens publicitaires, le détournement de fichiers ou de commandes, le démarchage déloyal et la perturbation de son réseau de vente».

5- Le parasitisme : il s'agit de la huitième pratique évoquée par la loi consistant dans le fait de «s'implanter à proximité du local commercial du concurrent dans le but de profiter de sa notoriété, en dehors des usages et des pratiques concurrentiels en la matière». Pas mal de gens adoptent ce parcours dans notre société faute de consécration des mérites de chacun.

A côté de ces pratiques répréhensibles sur le plan de la concurrence individuelle, il en est d'autres qui portent atteinte au marché dans son ensemble.

La désorganisation générale du marché

La septième pratique vise certains comportements déloyaux portant atteinte non seulement à un concurrent mais aux intérêts de tous les membres de la profession et au-delà de la profession au marché dans son ensemble. Elle consiste dans le fait «de s'affranchir des réglementations et/ou prohibitions légales et plus spécialement des obligations et formalités requises pour la création, l'exercice et l'implantation d'une activité (afin de) désorganiser ou perturber le marché». On pense ici au marché informel qui représente aujourd'hui une part importante des activités économiques et qui brasse une somme considérable d'argent estimée par la Banque d'Algérie et le ministère des Finances à 3.500 milliards de dinars (environ 35 milliards de dollars. On s'aperçoit que le volume des activités informelles a progressé en l'espace de 11 ans (depuis 2006) de 15% environ, puisqu'il est passé de 30 à 45% du PNB1. Le secteur informel ainsi constitué est devenu un acteur incontournable contre lequel l'Etat semble impuissant : il emploierait près de 4 millions de personnes2.

Nous examinerons successivement les raisons du développement du marché informel en général (A) et des domaines où il incarne la concurrence déloyale entre le secteur public et privé (B).

Le développement du marché informel et les raisons de l'échec de la régulation.

On ne peut que s'interroger sur cette progression fulgurante alors que dès 2006 l'Etat proclamait sa volonté de le juguler.

En effet, en 2006 le gouvernement algérien avait demandé à la Délégation de la Commission européenne en Algérie (DCEA) de faire une étude sur le commerce informel, la concurrence et l'évolution de la contrefaçon dans le marché algérien. Le commerce informel représentait alors 30% des activités économiques.

Les experts de la DCEA avaient recommandé la mise en œuvre d'une série de mesures susceptibles de freiner la progression des pratiques commerciales frauduleuses en Algérie. Leur rapport notait que la libéralisation de l'économie et l'ouverture du commerce extérieur avaient encouragé une croissance rapide du commerce entraînant par là «une prolifération des intervenants dans le secteur du commerce informel». Ce phénomène a favorisé l'entrée sur le marché de marchandises et de biens contrefaits de qualité douteuse.

Des conséquences néfastes sur la santé publique, la sécurité des consommateurs s'en sont suivies, ainsi qu'une baisse des rentrées fiscales.

Au lieu de se réduire le secteur informel a augmenté aujourd'hui malgré les mesures mises en place.

Quelles sont les raisons de ce développement ?

Il s'est opéré historiquement à la faveur du désengagement de l'Etat de l'économie en général, du secteur public (entreprises publiques et agriculture) et du commerce extérieur en particulier survenu dans les années 90. Les autres raisons sont liées à la volonté des agents économiques d'échapper à leurs obligations fiscales sociales ou douanières et l'échec de la régulation par l'Etat.

Désengagement de l'Etat

Il faut d'abord noter le désengagement de l'Etat de l'économie en général dans le secteur public et la fin du monopole des entreprises publiques dès le début des années 90. On a parlé ainsi de la fin de l'Etat entrepreneur et interventionniste. Par ailleurs, les services publics ont été ouverts à la concurrence comme les PTT (postes et télécommunications) la distribution du gaz et de l'électricité, l'eau, etc.

Le même désengagement peut être relevé dans le commerce extérieur où l'Etat a cédé son monopole et a été remplacé par des opérateurs privés pour l'importation de produits finis ou intermédiaires destinés au marché local. Les importations ont été ainsi encouragées quelquefois directement (par des prêts) ou indirectement à la faveur de l'augmentation considérable des ressources de l'Etat (en devises). Ces importations ont donné lieu à des fraudes importantes par surfacturation favorisant une fuite des capitaux à l'étranger en raison notamment de la convertibilité limitée «aux opérations commerciales courantes»3. Les importations ont constitué une facture très lourde pour les ressources de l'Etat et ont découragé la production nationale.

Comme l'exprimait si bien Montesquieu, à qui le grand économiste du vingtième siècle J. M. Keynes a rendu hommage, un pays qui échange ses ressources minières contre des produits manufacturés court au désastre.

On peut en voir aussi l'illustration dans le secteur agricole où 70% de la production agricole est écoulée sur les circuits informels dirigés par des intermédiaires et des spéculateurs selon la Fédération nationale des marchés de gros de fruits et légumes4. Ce qui représente un manque à gagner en termes de taxes et d'impôts5. Le résultat est aussi l'anarchie qui règne dans la qualité et la commercialisation des produits agricoles, carnés et poissons.

On a ainsi répertorié un peu plus de 1.400 marchés informels de fruits et légumes et d'autres produits. Pourtant l'Etat a fait des efforts afin de mettre à la disposition de ces commerçants des locaux neufs et équipés (un programme de construction en dur de 1.000 marchés a été lancé). En 2016, selon le ministère du Commerce, 1.035 marchés informels ont été démantelés. Mais ces marchés étant mobiles ou nomades ils sont appelés à se reconstituer.

La volonté d'échapper aux obligations sociales, fiscales et douanières

C'est la principale motivation des marchands de l'informel. Ils fuient les lieux encadrés ou balisés par l'Etat afin de ne pas avoir à verser des cotisations ou des taxes, de même?que les consommateurs. Car ceci se répercute sur les prix. Dans les marchés encadrés les prix sont plus élevés.

En général les entreprises du secteur formel se plaignent de «la concurrence déloyale» que leur font celles du secteur informel. Une étude de l'OCDE fait un bilan des impacts du secteur informel sur les pays6. Ce rapport estime que «les entreprises opérant dans le secteur informel font concurrence aux entreprises formelles plus productives en échappant à l'impôt, au droit du travail et aux réglementations relatives aux produits, en fournissant des services non autorisés ou en vendant des produits de contrefaçon ou de contrebande. Ces pratiques abaissent artificiellement les coûts d'approvisionnement des entreprises non déclarées et leur procurent un avantage indu par rapport aux entreprises déclarées.»

Selon les experts de l'OCDE, «la perception de l'inefficacité des pouvoirs publics est associée à un secteur informel plus développé, tandis que la corruption lui est positivement corrélée.»

Les effets de cette concurrence déloyale du secteur informel vont bien au-delà de l'atteinte au marché ; ils obèrent les chances du développement économique, selon l'OCDE. «De fait, des recherches révèlent que le secteur informel réduit la production économique globale et freine la croissance des pays en développement.»

La régulation du marché par l'Etat

Le désengagement de l'Etat de la sphère économique aurait dû être suivi par la régulation du marché comme le stipule la constitution actuelle et comme le préconise la doctrine de droit économique. En effet, le libéralisme moderne ne signifie pas la consécration de la thèse du «renard libre dans le poulailler libre». L'Etat se devait de réguler les activités sur le marché non seulement par l'édiction de normes de production et de commercialisation mais aussi par le suivi et l'accompagnement dans l'application de mesures à l'égard des acteurs économiques ; la fonction de régulation ne se confond pas avec la réglementation, elle la remplace. «Elle est un processus de guidage sur le marché, par adaptation, d'une autorité extérieure, qui va rétablir l'harmonie des intérêts que le comportement «irrationnel» d'un acteur a compromise. La régulation va alors lui redonner une légitimité faisant de lui «le principe d'ordre et de cohésion»7. En résumé l'Etat assume un rôle d'arbitre des forces du marché ; il n'intervient pas directement mais à travers des autorités de régulation comme le Conseil de la concurrence. Dans ce cadre il ne doit pas se départir de sa neutralité à l'égard des concurrents. Un autre domaine où l'Etat aurait pu jouer un rôle régulateur important et dans lequel il a échoué est celui de la monnaie.

(A suivre)

*Professeur de droit économique, auteur de l'ouvrage «Droit de la concurrence» aux Editions Berti.

Notes :

1- Selon des statistiques du ministère du commerce basée sur une enquête de 2012 ;

2- la même source estime l'emploi de l'économie informelle à 3,9 millions de personnes en 2012.

3- Selon le langage du FMI pour les monnaies inconvertibles comme le dinar. Voir notamment notre article du 10 juin 2017 dans le Quotidien d'Oran « scénario pour une convertibilité du dinar ».

4- le Quotidien d'Oran du 29/08/2017 .

5- L'ancien premier ministre avait averti en ces termes : « nous ne permettrons pas aux spéculateurs et aux fraudeurs de récupérer les taxes et impôts pris en charge par l'Etat dans le cadre de subventions pour les mettre dans leurs poches. »

6- document intitulé « politique de la concurrence et économie informelle » février 2009 secrétariat de l'O.C.D.E.

7- Jacques Chevallier, « de quelques usages du concept de régulation » dans Michel Miaille, la régulation entre droit et politique.