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«Se sacrifier» : avez-vous dit ?

par Mohamed Mebtoul

«Il faut se sacrifier» nous dit-on, dans un message transmis à l'occasion du 20 Août. Le sacrifice est de l'ordre du renoncement à sa vie propre, au nom d'un idéal ou d'un objectif qu'il est important d'atteindre. Le sacrifice mobilise tout son être. Il fait abstraction de tout intérêt propre ou particulier.

Dans le sacrifice gît l'Amour de l'Autre qu'il soit Dieu, une personne ou une nation. Posons-nous la question : Se sacrifier, aujourd'hui, au profit de qui ? Faut-il donc se sacrifier pour perpétuer les multiples injustices ? Faut-il se sacrifier pour permettre aux privilégiés du système de se reproduire à l'identique, et à continuer à mettre le doigt dans le miel, sans efforts ni abnégation de soi ? Avouons notre perplexité quand le sacrifice est imposé de façon rhétorique et unilatérale. C'est peut-être oublier que pour exiger des sacrifices des autres, il importe que l'exemplarité vienne d'abord des puissants et des responsables. Le sacrifice, oui ! Mais à condition qu'il y ait réciprocité.

Le sacrifice : la quête du juste

Les responsables politiques, peuvent-ils donc nous montrer la voie du sacrifice qu'ils exigent de nous ? Par exemple, leur disponibilité pour tenter de comprendre et saisir «l'anatomie politique du détail au quotidien», selon l'expression de Foucault, s'incrustant dans les recoins de la société algérienne. Les détails de la vie quotidienne, qui ont du sens pour les personnes, ne sont pas toujours pertinents pour le politique qui s'enferme dans ses «propres vérités», s'arc-boutant à un populisme primaire, refusant de regarder la réalité quotidienne : le laisser-faire, la saleté, un informel ravageur captant sans scrupules, des espaces dis publics, la hogra au quotidien, engendrant de la violence, du stress permanent pour tout acte social ordinaire (absence d'argent à la poste, faire la queue pour l'achat d'un produit ou pour acquérir un service donné, le chômage des enfants, l'impossibilité de se plaindre en l'absence de tout contrepouvoir, le calcul incessant et frustrant des personnes de conditions modestes, pour tenter de survivre).

La «loi» du plus fort, s'impose souvent comme une posture dominante, impériale, «naturalisée», pour les personnes privilégiées, particulièrement quand le droit fonctionne comme un récit fluctuant, instable, et sélectif dans sa mise en œuvre selon que l'on soit proche ou non du pouvoir. Faire œuvre de sacrifice pour les puissants du moment, c'est par exemple, redonner à la loi la plus importante d'une nation, la Constitution, sa consistance politique réelle, son applicabilité rigoureuse et totale, y compris pour les gens du pouvoir. Il s'agit, dès lors, de mobiliser avec toute son énergie le droit sacralisé, inaliénable, et non pas celui-ci trop fictif, incertain et douteux, à l'origine d'une défiance dans la société, comme c'est le cas aujourd'hui. Il ne permet, en aucune façon de construire de façon démocratique un Etat respectueux d'une régulation juridique, sociale et politique. Convenons, pour être précis, que la régulation est le contraire de l'injonction politico-administrative, privilégiant le respect du dialogue et du débat dans la mise en œuvre de véritables politiques publiques. Dans ces conditions, le jeu de marionnettes n'aurait plus sa raison d'être.

Se sacrifier, c'est aussi avoir le courage politique d'arbitrer de façon claire et nette à partir de ce qui est juste. Cela suppose la mise en exergue du travail citoyen, se substituant à la violence de l'argent. Celle-ci conduit à opérer de multiples inversions dans la société : ascension sociale brutale pour certains acteurs sociaux (hommes «d'affaires» douteux, politiciens de conjoncture), effaçant toute idéologie du mérite. Le beau, la création intellectuelle, les différents savoirs permettant de produire du sens dans la société, sont logiquement à la marge, devenant subversifs dans un système politique fermé sur lui-même. Reconnaissons que les véritables sacrifiés, «légalement» jetés en prison, ce sont des jeunes contraints à la « harraga», à la quête d'une vie digne qui leur semble impossible. Les jeunes le disent avec humour : «nous sommes rien dans la société». Or la dignité de la personne suppose sa reconnaissance politique et sociale et donc du citoyen (Mebtoul, 2018).

Les hiérarchies économiques, sociales, scientifiques et politiques fabriquées artificiellement à partir de l'arbitraire, font la part belle aux affinités relationnelles, claniques et familiales. Ce jeu social discriminatoire, injuste et violent a profondément intégré le fonctionnement de la société. Il permet d'accéder ou plutôt de vampiriser les différentes ressources appartenant à la société, approfondissant le fossé des inégalités sociales entre les personnes anonymes et celles privilégiées grâce à leur capital relationnel. «L'anormal», a opéré sa mue brutale, permettant d'observer le déploiement au quotidien des normes pratiques (construire son propre «droit») favorisé par le flou organisationnel profondément enraciné dans une majorité d'institutions en attente des ordres élaborés par le haut, accentuant le divorce avec la société livrée à elle-même.

Une société orpheline de toute écoute

Un homme politique ne peut sérieusement exiger le sacrifice des autres, si lui-même, est en retrait de la société locale, non pas celle représentée par la nomenklatura, enfermée dans ses bureaux, sans aucune légitimité, soumises au pouvoir d'ordre. Nous évoquons ici la population confrontée aux problèmes quotidiens (eau, hygiène, marché informel, l'ennui, l'errance thérapeutique, la mort culturelle, la production sociale du stress, une vie sexuelle impossible, une intimité bafouée sur le plan spatial pour les personnes qui habitent dans une ou deux pièces, etc.), orpheline de toute écoute. C'est tout de même paradoxal, de se retrouver propulser ministre, sans n'avoir jamais géré une APC ou être en prise réelle avec les différentes populations. Dans une enquête sur la santé à Tissemsilt (Mebtoul, eds., 2015), les personnes nous disaient : «C'est la première fois, qu'on a la chance que des personnes, viennent nous voir, et nous laissent parler librement de nos problèmes de la vie». Le sacrifice de l'homme politique n'est pas de l'ordre du discours démagogique, mais il est, au contraire indissociable d'actes sociaux concrets assurés dans une logique de proximité sociale continue auprès des personnes de conditions sociales modestes.

Si le terme de sacrifice est utilisé pour divertir la foule, comme c'est le cas, on ne peut être que dans le déni du réel, encourageant la culture de l'impunité. Le pouvoir est autiste et autoritaire. Il fonctionne pour lui-même et par lui-même. Il s'ancre dan un absolutisme aveugle. Il s'appuie, pour ne pas perdre la face, sur une dose de populisme et de paternalisme, pour affirmer dans une langue de bois bien rodée, «que notre chère patrie se porte bien». Faites ce que je dis, et surtout ne faites pas ce que je fais ! «Soignez-vous dans nos beaux hôpitaux qui ne manquent de rien, sauf les pessimistes et les subversifs vous diront le contraire. Ne les croyez pas, ce sont des mauvais patriotes. Nous, les responsables politiques, nous avons tant donné pour ce peuple, que nous méritons des soins sophistiqués, ne pouvant être assurés qu'à l'étranger». Qui a dit que la médecine n'avait pas aussi un sens profondément politique ?

Les temps sont de plus en plus difficiles ! La «satanée» rente pétrolière a plongé, durant ces dernières années, par le bas. Qu'importe ! Il faut continuer d'assurer ses devants. Sait-on jamais ? L'avenir est incertain. Comment faire ? Il faut appliquer scrupuleusement la métaphore suivante : «chad et mad». «Tiens et donne». Le terme «zdam» «fonce», est aussi intéressant à élucider. Il implique l'offensive (attaque à outrance), en passant au travers d'une bureaucratie difforme. Il faut s'assurer d'avoir une bonne défense en cas de pépins. Il est donc important de compter en amont sur les «amis», quitte à être généreux avec eux. La consigne est de foncer. Tout le contraire d'être enfermé dans sa tour d'ivoire, en rêvant à ces «choses» bien résiduelles, notamment les savoirs qui représentent une forme de folie dans un système social où prédomine l'argent («habbats»). Il s'agit d'user de toutes les armes qui permettent de dire à l'autre : « ratek ou ne t'inquiète pas. Je suis là. Mais pense en retour à moi».

Devenir «quelqu'un»

Le discours rhétorique de l'homme politique devient arrogant. Chaque mot s'additionne à l'autre pour se construire de façon fictive, une apparence de «sérieux» et une gestualité orageuse («je suis là»), est une manière de se mettre en scène pour montrer sa totale «disponibilité», évacuant tous les scrupules, les valeurs d'honnêteté, de rigueur morale, etc. Il s'agit d'intégrer la spirale «inflationniste» au sens sociétal, fonctionnant à la ruse, au contournement, au faire semblant, au non-sacrifice, pour devenir «quelqu'un», comme dirait l'autre ; «quelqu'un d'important» qui veut dire tout simplement le refus de regarder les différents pans de la société. Entendons-nous bien : on ne devient pas «quelqu'un» grâce aux sacrifices, au travail, à l'effort, à la sueur de son front, mais au contraire, pour avoir capté et semé avec aisance l'argent, devenue par la force des choses, une violence terrible qui déprécie toutes les autres valeurs centrées tout simplement sur l'humain, c'est-à-dire le respect de l'autre, sa reconnaissance sociale. Ce que ne permet pas la violence de l'argent qui ne connait qu'un seul chemin : «one best way», celui de l'enrichissement brutal, pour ne pas dire «bestial» qui emporte tout sur son passage. On oublie son passé, pour affirmer avec force ce que l'on est, quitte à gonfler de façon démesurée son torse qui traduit son nouveau statut social extirpé par la force et les opportunités offertes comme un cadeau par ses différents protecteurs. Ces derniers sont dans une logique de don et de contre don (obligation de donner, de recevoir et rendre, selon Marcel Mauss). «Ils ne seront jamais rassasiés», disait avec sagesse une personne âgée. La prédation pénètre le corps. Il semble bien difficile de l'extirper quand elle est profondément juteuse (financièrement parlant), pour rejeter dans les oubliettes, tout sacrifice, le déléguant aux jeunes à la marge, sans espoir de pouvoir exister comme une personne.

Références bibliographiques

- Mebtoul M., (2018), ALGERIE : Citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.

- Mebtoul M., eds. (2015), Les soins de proximité en Algérie. A l'écoute des patients et des professionnels de la santé, Oran, L'Hamattan/GRAS