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A qui appartient Larbi Ben M’hidi ?

par Kamel DAOUD

Le ciel est magnifique. On peut en faire un pays si on reste longtemps allongé sur le dos, mains sous la nuque. Il suffit de se concentrer et on perd peu à peu le corps. On dénoue la limite de sa peau et on tombe vers l’avant sans rien heurter que des images dans sa propre tête. C’est l’une des meilleures prières. Le ciel est le selfie de chacun, même des dieux. On peut y voir ce que l’on veut et s’y voir aussi. Cap sur le sujet du jour : l’image. Qui en a le monopole ici dans le pays ? L’ANEP, les journaux, l’ENTV redevenue RTA ou les religieux et les «historiques» ? Selon les rumeurs internet, le ministre de la Culture vient de rappeler qu’un film sur Larbi Ben M’hidi ne peut être diffusé pour les Algériens sauf avec le visa des vétérans de guerre et des commissaires politiques de la mémoire. Grave dérive déjà consacrée par les textes. Si on ouvre encore cette brèche du contrôle de l’art par les commissaires, Ould Abbès va un jour revendiquer la paternité de la guerre de libération ou placer son fils sur la photo mythique des fondateurs du FLN.

Ensuite, il s‘agit de cinéma, d’exercice de liberté. Il n’y a que les régimes policiers à exercer cette rigueur du «vraisemblable», du réalisme, au nom de la vérité. Laquelle ? Celle du puissant, de la caste, du dictateur. Le révisionnisme commence toujours par le souci de «contrôler la vérité». Dangereux. Mais en même temps révélateur sur cette volonté de monopole sur l’histoire nationale par la caste des vétérans ou leurs employés. Est-ce parce qu’on a fait une guerre qu’on a le droit exclusif d’en parler seul, à vie, tout le temps et à sa manière ? On sait que ce droit exclusif nous a conduits à des versions d’avions abattus par les yeux, de chiffres de moudjahidines plus grands que lors de l’indépendance, de versions de faits qui approchent le ridicule, pas l’exactitude, avant de nous faire aboutir à Ould Abbès. Ou bien est-ce qu’on veut cacher des vérités qu’on se proclame les gardiens d’une seule pour ne pas être trahi par l’enquête ou la curiosité ? Fascinant ce souci de la représentation chez les castes des vétérans et leur système de reproduction. Il ressemble à la pathologie des religieux quant à l’art et l’image. En général, ces derniers soutiennent que toute image est interdite, les autres affirment que toute image sauf la leur est interdite. Du coup, vous êtes soit invisible, soit soumis à l’invisible.

Les peuples d’ailleurs, ceux qui ont confiance en eux-mêmes, en leur identité et récit national ne s’offusquent pas d’une comédie hilarante sur Lincoln ou Georges Washington. C’est les peuples qui doutent qui rient mal, rêvent peu et veulent contrôler les images, jacassent sur l’identité et voient des complots linguistiques avec l’ouverture de chaque fenêtre dans la tête d’un écolier. On y est et au cœur : l’histoire algérienne, ses héros, ses figures ou ses versions ouvertes à la contradiction de l’humain et ses infinies nuances, ne peut être racontée que selon une caste, ne peut être enseignée que selon une caste et, depuis peu, ne peut être filmée que selon cette caste. D’ailleurs ce désir de filmer le passé, ses deys, ses guerriers et ses figures est en lui-même, parce que versé dans l’excès, une pathologie de la représentation, un refus du temps et de la mort, un narcissisme de vieillards. Vieux émirs qui, gardant la main sur l’argent, financent les films qui font l’éloge de leur jeunesse ou de leur fantasme, de l’épopée qui leur donne le meilleur rôle dans le pays, exigent que l’on décrive d’une certaine manière leur jeunesse, à leur avantage, et s’indignent de l’atteinte à l’histoire nationale (qui ne leur appartient pas), si on ne filme pas le passé selon leur caprice de financiers. L’Algérie ne peut donc être filmée que du ciel, ou à partir de leur regard. Le reste est plongé dans le gris et la surveillance, soumis à l’autorisation ou l’interdit, négligé.

Fascinant donc que cet usage de caste sur la création cinématographique. Cette puissance rétroactive de la propagande, cette police du passé qui interdit aux Algériens de rêver, imaginer, creuser, enquêter sans passer par eux. La caste des décolonisateurs est la pire : elle meurt trop lentement, a la vie rancunière contre ceux qui sont nés après la guerre et l’effort, et a l’intelligence aigrie et le sens de la propriété déformé par le sens du butin. Sur la terre et sur l’image.

Alors à la fin ? Il faut libérer même les héros aujourd’hui. Rendre Larbi Ben M’hidi à ceux qui peuvent en rêver et non à ceux qui mangent sur son dos. Retour au ciel. Le jour, il est une page bleue. La nuit, c’est un alphabet en braille lumineux pour ceux qui peuvent le sentir au bout de leurs doigts.