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ORAN-SKIKDA, DES LIEUX, DES HOMMES ET DES FAITS

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Le jour où Pelé. Roman de Abdelkader Djemaï. Editions Barzakh, Alger 2016, 800 dinars, 129 pages.



C'est l'histoire assez simple pour ne pas dire banale d'un jeune adolescent, à peine sorti de son enfance, ayant grandi dans un «haouch» (où cohabitaient plusieurs familles) qui découvre sa ville, Oran et l'Algérie indépendante, tout juste sortie d'une ère coloniale marquée par le feu et le sang (celles d'abord des forces d'occupation puis des forces maléfiques de l'Oas). La liberté de circuler sans risques retrouvée, tout particulièrement dans un espace alors réservé à la seule population européenne, l'auteur va la goûter pleinement. Il nous décrit, avec ses yeux d'enfant, la vie quotidienne de la population musulmane tentant de survivre à la périphérie (dans le haouch, sorte de «Dar Sbitar» plus rural que citadin) d'une cité européenne vivant presque en autarcie. Puis, c'est la grande aventure à travers Oran et ses quartiers. Souvenirs, souvenirs !

La liberté d'exister enfin en assistant à l'événement extraordinaire. Presque plus que l'indépendance elle-même... déjà si loin, presque trois années déjà. Presque plus que la venue, en voyage officiel, du président Ahmed Ben Bella. Presque plus que la rencontre au stade d'Oran, le jeudi 17 juin 1965, de l'équipe nationale (algérienne) de football (avec Mekhloufi, Oudjani, Zerga, Melaksou, Zitouni, Soukhane, Defnoun, Lekkak, Bourouba...) avec la mythique Seleçao brésilienne. L'évènement : la présence de Edson Arantes di Nascimento dit Pelé et de Garrincha. Pelé d'abord, Garrincha ensuite.

Un stade plein à craquer, près ou plus de 60 000 personnes... Hélas, la déception, l'Algérie sera battue 3-0 avec un premier tir («à la beauté fatale») de Pelé, sur coup-franc direct, des dix-neuf mètres, à la 18e minute. Gooooaaaal(s)! Trois fois hélas, la grande déception du jeune homme et de tout le public : Pelé ne s'est pas pleinement exprimé et après avoir marqué son but, deux minutes plus tard, il est revenu «tranquillement» sur le banc parmi les remplaçants et les membres du staff. Certes, les billets n'avaient pas coûté cher, mais la déception fut grande. «La surprise était énorme, incroyable, cruelle». Ce n'était pas fini... à la fin de la partie, des berlingots de lait aromatisé vides ou semi-pleins (distribués gratuitement par la Centrale laitière d'Oran)... et des insultes aigres se mirent à pleuvoir sur la tribune officielle que Ben Bella s'apprêtait à quitter... De simples gestes de colère suite à la défaite (un mythe, celui d'une équipe nationale invaincue, déjà vieillot, confronté à une «nouvelle» réalité sociale et sportive) ou au «dilettantisme» de Pelé... ou, alors, commençait-on à découvrir la «grande arnaque» (l'avenir nous le (dé-)montrera) du Fonds de la solidarité nationale... ou alors, le «feu vert» pour le coup d'Etat du samedi 19 juin était-il déjà donné. Les berlingots n'étaient donc que l'avant-goût de ce qui allait suivre ? Qui savait ? De héros, Ben Bella allait devenir, au fil des discours, tyran, démagogue, mauvais gestionnaire, dictateur...un ton qui a réussi à «réveiller» les vieux démons du régionalisme que l'on croyait finis...Beaucoup de personnalités arrêtées (ayant appelé à manifester contre le coup d'Etat) n'étaient-elles pas, comme «par hasard», de l'Ouest, «comme Ben Bella» ?

L'Auteur : Né à Oran en 1948, longtemps journaliste-chroniqueur vedette à «La République», quotidien francophone oranais alors dirigé par Bachir Rezzoug... Vivant en France depuis 1993. Auteur de plusieurs ouvrages : des recueils de nouvelles (2), des récits, 9 (dont «Camus à Oran» en 1995) , des recueils de chroniques (1), de dessins (1) et de photographies commentées (3) , des romans, 7+1 (dont «La dernière nuit de l'Emir» paru en 2011 et «La Vie (presque) vraie de l'abbé Lambert» en 2016) ).. .Plusieurs prix (dont le Prix Stendhal des lycéens, le Prix Découverte Albert Camus, le Prix Amis de l'Académie française, Prix Tropiques...)

Extraits : «La cour (du haouch) servait à sa mère et à ses voisines de boudoir, de square ou de jardin public dont elles ne franchissaient jamais les grilles... Evidemment, elles n'allaient pas au Café Nedjma de Hadj Bouazza ni dans les stades ou les cinémas... Elles ne lisaient pas des livres ou des magazines. Les vieux journaux leur servaient à emballer des épluchures de légumes ou des arêtes de poissons» (p 28), «Malgré l'arrachage de la vigne, les caves n'étaient pas vides et le vin- un rouge bien costaud- circulait librement, souvent par jerricans. Il égayait, entre autres, la soirée des hommes qui se réunissaient, lors des mariages, sur les terrasses ou dans l'appartement d'un ami du marié. A propos de vin qu'on appelait «dem sbeye», «le sang du lion», la ville allait bientôt respirer les vapeurs du scandale de son exportation vers l'Espagne» (pp 69-70)

Avis : Quatorze ans à l'Indépendance... un récit autobiographique quasi historico-documentaire et romancé sur Oran ? Court, précis, concis. Du journalisme à l'état pur. Comme au «bon vieux temps» de «La République» !

Citations : «Le sésame , le blanc-seing était la «fiche communale». Délivrée par l'Etat, elle certifiait à son heureux détenteur la qualité de moudjahid. Outre qu'elle lui assurait une bonne pension, elle lui donnait des privilèges, des droits, des prébendes» (p 70) , «Plus large et plus attirant que la porte en bois du haouch, l'écran (des cinémas) leur (les maris et les garçons) montrait des mondes auxquels ils n'appartenaient pas : de vastes et confortables maisons où l'on mange à satiété, des ranchs, des animaux exotiques, des voitures rutilantes, des paysages sublimes...» (p 74), «Celle qu'on avait appelée la «Radieuse» ou la «Joyeuse» (Oran) ne l'avait été (...) que pour les Européens et pour ceux qui étaient honteusement à leur service» (p 79), «Dans le football où se mêlent la sueur, l'adrénaline, les émotions, le suspense et l'impatience, souvent inquiète, il ne suffit pas d'avoir un nom prestigieux, une réputation sans faille... la carrière d'un footballeur ou le destin d'une équipe nationale dépendait, en dehors de leur jeu et de leur tactique, de la robustesse d'une cheville, d'un tibia, d'une clavicule, de la souplesse d'un genou ou de la solidité d'une tête» (p 106), «C'est dans les vestiaires obscurs du pouvoir que s'était jouée une compétition souterrainne, pleine de chausse-trapes et de coups bas. Bien plus impitoyable que le match dont il ne resterait bientôt dans les têtes que des souvenirs évanescents, elle remontait à la guerre de Libération. Opposant les clans militaires et politiques dont celui dit d'Oujda, le plus puissant et le mieux organisé, dirigé par le colonel (Boumediène), elle venait de trouver son dénouement (coup d'Etat du 19 juin 1965)» (pp 125-126), «Cette vilaine histoire de coup d'Etat militaire ressemblait à un tacle par derrière, à un but marqué hors-jeu ou avec la main. En somme une mauvaise surprise qui dépassait mille fois celle du bandeau blanc d'Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, le «roi Pelé» (p 129)



Skikda. Fragments de mémoire (Tome I). Récit de Khider Ouahab (Préface de Belkacem Ahcene-Djaballah). Editions Rais, Skikda, 2018, 1 200 dinars, 142 pages.



Ce n'est pas un ouvrage destiné à orner les bibliothèques, ou à offrir seulement, même si la présentation paraît quelque peu recherché (photos couleurs, papier de qualité...). C'est plutôt un ouvrage à valeur socio-historique.

L'auteur, journaliste correspondant depuis assez longtemps d'un quotidien francophone, enfant de la région, s'est, peu à peu, au fil du temps et des nécessités de son travail, plongé dans les profondeurs de la société, de la ville et de la campagne. Ce qui n'est pas une mince affaire dans une région tout de même assez pudique sans être conservatrice, mémoriellement difficile à «décoincer» bien que très accueillante. Un peu exubérante certes, mais seulement verbalement.

Donc, dans ce premier tome, il s'est penché sur le patrimoine socio-culturel tout en n'omettant pas de citer les moments historiques forts qui ont influé sur la vie de la ville et de ses habitants. Cela va de la région et de ses pratiques, aux aventures humaines et les spécificités agricoles en passant par des moments forts et des lieux emblématiques

D'abord la religion : Sidi Ali Dib (et non El Adib comme voudrait l'imposer depuis quelques années une «Administration» arabiste), un homme de religion et de paix, décédé bien avant 1838, et sa mosquée située en plein centre de la ville et autour de laquelle se développera le quartier arabe («Zkake Arab»). Un homme venu des montagnes de Kabylie bien avant l'invasion coloniale française... et que la mémoire skikdie conserve avec respect malgré les tentatives salafistes et para-salafistes pour déformer l'histoire religieuse de la ville.

Ben Aroua, aux «prédictions troublantes», qui a vécu dans la région d'El Hadaiek (à 6 km de la ville). Les vieilles générations en parlent encore avec respect (je crois même avoir entendu une chanson pop' sur lui dans les années 80)... Les colons (excepté les Maltais qui lui vouaient un grand respect) le craignaient tellement qu'ils l'emprisonnèrent à Skikda puis le déportèrent durant plusieurs mois à Ouargla. Revenu au «pays», il continuera ses prédictions... toutes appréciées par la population. Surtout celles annonçant le départ des colons. Décédé au début de l'année 1940 (?).

On a, aussi, l'école libre El Fath (années 40-50) de Ali Sid (décédé fin 62), ancien du Ppa puis du Mtld, un altruiste qui ouvrit des classes de cours aux jeunes Skikdis (Ali et Ahcène Kafi y enseignèrent), garçons et filles ; la Médersa El Irchad créée au début des années 1940 à l'image de ce que faisait l'association des Ulémas de Constantine; la Zaouia de «Zkak Arab» dont l'histoire remonte à 1900...

Ensuite, les lieux emblématiques : Dar Meriem, un joyau architectural construit par un sénateur-maire amoureux fou (Paul Cuttoli) de sa Marie (Mathilde Bordes) ramenée du Paris artistique des années 1900. La Place centrale (du 1er Novembre), ancien forum romain, faisant face à la mer et lieu de promenade et de concerts / Drouj Skikda (plus d'une vingtaine d'escaliers aux appellations inédites, pour certains d'origine romaine, que la mémoire collective entretient précieusement, car la ville est bâtie sur deux flancs de côteaux de part et d'autre d'un thalweg occupé par le grande avenue centrale. Des pentes allant de 5 à 25 % / Hammam Tarfaya, le bain maure aux eaux provenant de citernes romaines/ La piscine (ex-Jeanne d'Arc, lieu de gloires sportives et de champions mais, hélas, repaire des parachutistes et des mercenaires de l'armée coloniale durant la guerre) / Les cafés comme Kahouat Belloukil emplie de fresques dessinées en 1938 / L'île de Srigina et son phare, face à Stora à 3 km à l'ouest de la ville, grain de beauté esquissé dans le cœur des vagues plaisirs/ L'île de La Figurine (2,7 ha, toujours au large de la côte ouest)...

Enfin, des événements douloureux comme l'attaque sauvage des tirailleurs sénégalais le 25 juillet 1943 qui fit 37 victimes algériennes (déclarées par le colonisateur); l'histoire du rescapé de Cayenne, Boukhobza Mohamed... qui vécut jusqu'à 109 ans après s'être échappé du bagne en 1944 (déporté en 1921). Il sera envoyé, à l'âge de 103 ans, à La Mecque en 1984 par la ministre Zhor Ounissi... et l'aventure singulière d'Antonin le Pieux... une statue haute de 2,10 m, façonnée en 213 en marbre de Fil Fila et... seule rescapée d'un ensemble de 19 statues qui ornaient le Forum de l'antique Rusicade.

Et, ne pas oublier la fraise de Skikda, la Mkerkeba (la rondelette), introduite en 1890 par des familles italiennes immigrées sur les hauteurs de Oued Chadi jusqu'à la Grande Plage... au parfum inégalée et ne se retrouvant nulle part ailleurs. Car, «on aura beau essayer de la repiquer ailleurs, elle s'est de tout temps refusée pour ne donner ses fruits que sur les versants marins allant de Stora à Aïn Zouit... Bon appétit... et bonne lecture !

L'Auteur : Né en 1962 à Sétif . Diplômé du Centre d'études et de recherche de Constantine. Diplôme d'aptitude d'enseignement. Enseignant de 1983 à 1999. Journaliste à El Watan, chef de bureau de Skikda de 2000 à nos jours.

Animateur d'ateliers de photographie ( années 1990 et 2010). Organisateur de plusieurs salons nationaux de photographie

Extrait : «Rusicade, ancien comptoir phénicien fondé durant le premier millénaire avant J-C... puis Fort de France... puis Philippeville ?jusqu'en 1962

- mais toujours Skikda pour ses habitants et pour la quasi-totalité de la population musulmane de la région et du pays... Une forme de résistance citoyenne !» (Belkacem Ahcene-Djaballah, préface, p 6).

Avis : Un livre bien construit,bien documenté , bien illustré,très accessibl,e qui devrait être imité par beaucoup d'autres journalistes correspondants qui sont (et ont été) les plus et les mieux informés sur l'histoire contemporaine et les patrimoines de la région «couverte»

Citations : «Les escaliers sont pour Skikda ce que sont pour Venise ses gondoles. Incontournables !» (p 74),

Mille bravos ! Vendredi 29 juin, à Paris, la Grande médaille de la francophonie, une distinction décernée par l'Académie française (une institution fondée en 1635) est décernée... à Kamel Daoud.

En tout, 66 écrivains, auteurs confirmés ou débutants prometteurs, ont été honorés à cette occasion, dont l'écrivain canadien renommé Michel Tremblay, récompensé par le Grand Prix de la francophonie, et l'éditeur et auteur parisien Charles Dantzig, distingué pour l'ensemble de son œuvre avec le Grand Prix de littérature Paul Morand.

C'est le deuxième prix littéraire que reçoit cette année l'écrivain algérien, après le Prix Méditerranée 2018, pour son roman «Zabor ou les psaumes» publié d'abord chez Barzakh (Alger) puis chez Actes Sud, en France.

Kamel Daoud publiera, en octobre prochain, chez l'éditeur français Stock, un essai intitulé «Le peintre dévorant sa femme».

Pour rappel, en 2014, son roman «Meursault contre-enquête», sélectionné pour le Goncourt et le Renaudot, a obtenu le prix François Mauriac et s'est vu décerner le prix Goncourt du premier roman en 2015.

En 2015, «Meursault contre-enquête» est adapté en monologue théâtral par Philippe Berling, metteur en scène et directeur du Théâtre liberté de Toulon. En 2016, il obtient le prix Jean-Luc Lagardère du journaliste de l'année.

Pour la route, à déguster et à méditer : je reprends des extraits d'un entretien paru in El Watan du 3 juillet : «Ecrire, c'est se libérer, lire c'est rejoindre ou embrasser, imaginer, c'est assurer sa propre résurrection... Le dictionnaire est une escalade de sens. Mais aussi une impasse... Les livres sacrés racontent la chute, mais ne disent rien du goût du fruit défendu ... Peut-on sauver le monde par un livre ? Vieille vanité à laquelle le dieu des monothéistes a cédé quatre ou cinq fois »