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Les cafés populaires algériens : des moulins à paroles

par Benallal Mohamed*

«Zman elqaâda maâ Rjel oual qahwa filfendjal»,«Elyoum el kahwa fil jetable ou ma kayan walou fi ras»

Le quotidien qui se ménage chez le lambda bénisafien se résume aux retrouvailles entre camarades, copains, cousins, collègues, compagnons, potes et amis. Ils se rencontrent souvent et même trop souvent pour ne pas trop abuser, autour d'une table au milieu d'une terrasse de café public quand la routine se fait douce, d'une ville malfamée trop haïe par ses faux habitants. Souvent, j'assiste à ces rencontres sans participation pour tuer le temps vide ou bien c'est plutôt le temps qui me bousille. Dans la troupe, il y a toujours quelqu'un qui tient le crachoir avec une remarquable incontinence verbale insensée tirant vers le chauvin. Il ne s'agit pas d'avoir des idées quand la logique dérape et les sens des mots glissent vers l'incompréhension, si bien que cette saynète, qui dure plus d'une heure pour casser ou chasser le rythme matinal et terminer le spectacle, il faut dire Monsieur que cette scène se déroule sur une terrasse d'un café populaire en plein milieu public.

Dans les lieux publics, Monsieur fait l'intellect avec des idées lancées à forte et haute voix pour mieux «chauviniser» le sens qui ne trouve pas de signification dans la raison, le parler arabe dialecte noyé dans un français-espagnol où le temps est semblable au mauvais temps pour mieux marquer la présence. Pas grave, disent les collègues, le «café press» fait oublier le temps qui s'en va. Le cri se manifeste pour faire jouer la concurrence sur : ?'J'ai raison par ce cri (haute voix) et tu as tort par ton silence'', autrement, chacun parle mais personne n'écoute parce qu'on est au café populaire pour se permettre de dire n'importe quoi. Ce brouhaha populaire dans ce lieu public (café) interdit toute autre expression fût-elle modeste. C'est vraiment impressionnant à regarder de loin, les paroles succèdent sans fin, éliminent le peu de temps aux auditeurs de placer une remarque ou formuler une critique, l'incontinence de la loquacité fait la règle de «Monsieur a des idées», ce moulin à paroles.

Durant un bref répit pour reprendre le souffle et chercher les mots qui suivent, l'un des assistants essaie de prendre la parole dans la foulée. Il n'a pas le temps d'entamer sa suggestion que l'autre correspondant reprend son boniment sans se soucier de celui à qui il cloue le bec sans que le respect ne soit de mise. Il est évident qu'il se trouve merveilleusement brillant, on devine le plaisir immense qu'il a à nous gratifier de son savoir à lui et à lui tout seul !

Souvent, à la chose qui se répète pour un temps de répit, un autre répond «vite» à une question déjà posée, il évoque certaines contraintes pour mieux «chauviniser» son idée fixe, et place sa stratégie langagière sur une plateforme pour organiser une procédure encore plus chauviniste pour se valoir en grand homme non commun de la terrasse du café populaire. Pendant ce temps, il use du soliloque pour dire qu'il réfléchit à haute voix, pour continuer à parler avec une assistance qui attend le tour pour placer un mot, une phrase, une quelconque idée ou baliverne. Finalement, chacun se permet de se moquer des idées chauvines placées sur la table du café public de la terrasse puisque personne n'écoute jamais les remarques qui en découlent ou qu'elles soient mises en exerce. Ne dit-on pas «que dix femmes parlent mais seulement une qui écoute»?

Le fond de cet ergotage en plein lieu public fait que certains, en dehors du cercle de la table des copains d'abord, découvrent qu'il leur est impossible d'être entendus car écouter demande une culture du silence. Il parle sans empêchement dans le désordre, issu d'un brouhaha épuisant; l'orateur permet de fournir plus de décibels malgré tout, le haut du volume fait que Monsieur a des idées. C'est une véritable pétaudière que l'on retrouve souvent dans nos cafés populaires, semblable au Roi Pétaud *1 qui ne cesse de pérorer et ratiocine avec un art chauvin où la redondance fait son chemin vers la Barca qui ne finit pas avec le club de Madrid dans un duel à Sparte. La fatigue est absente devant un long et si court temps en train de déblatérer. Les idées de Monsieur qui riment dans un contexte vivant plein de maux comme le chômage, l'inflation, la saleté, la médiocrité, le désordre, le mensonge, l'égoïsme et l'hypocrisie font des ricochets et c'est la bouche aspirant une clope tout en sirotant un «café press», se contredit au milieu de la fumée polluante de la cigarette au bec, faute de cendrier qui n'est pas mis sur la table, l'important est de faire valoir que ce Monsieur existe par une incontinence langagière.

Monsieur lambda a des idées qui font jaser le temps sur un lieu public pour bien tuer le temps, comme on dit chez nous, par notre pensée arabe «nak toul al yakt». C'est un grand privilège pour ce lambda de participer à cette réunion dans un café populaire où les idées de ce lambda lui font penser à un coq dans une basse-cour où ce même Monsieur «coq» du haut de son perchoir lance des cocoricos afin qu'il se fasse entendre par le monde pour dire aux poules d'apprécier ce chant provenant d'un mâle qui ne suffit de faire que du bien à ces malheureuses poules et n'ont qu'à suivre ses foulées sans rechigner.

La balade des gens heureux dans des cafés publics dits populaires, qui consomment beaucoup de temps appartenant aux lambdas algériens où le «café press» et la cigarette représentent deux produits communs aux mâles algériens qui les traduisent en deux amis fidèles qui les accompagnent avec ce temps qui s'en va, pour fuir les maux de ce contexte sociétal algérien.

Enfin, il y a un adage propre aux Bénisafiens, il se répète souvent dans les polémiques publiques, il est dit : «La secca (endroit rocheux sous mer en argot espagnol) est un lieu idéal pour pêcher le gros poisson, ce lieu réside dans les cafés publics bénisafiens».

*Ecrivain

1*- Roi Pétaud, l'expression cour du roi Pétaud désigne un groupe, une communauté ou une assemblée où chacun veut commander, où l'ordre est absent et où, par conséquent, l'entente est impossible. L'expression s'utilise aussi pour parler d'une réunion où tout le monde veut parler en même temps.