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Colonialisme et résistance

par Abdelkader Benarab *

Le 5 juillet est une date importante par l'évocation du contexte historique qui a permis à l'Algérie d'accéder à son indépendance. C'est aussi une occasion de rappeler l'idéologie colonialiste et le début des combats comme forme de résistance.

Définir le colonialisme c'est d'abord nuancer les points de vue. Ainsi, vue de France, l'entreprise colonialiste est justifiée comme une extension de souveraineté et de puissance sur des territoires, hors de ses frontières nationales. Le prétexte saisi en est l'universalisme républicain et une certaine idée de la civilisation occidentale, considérée hiérarchiquement comme supérieure à l'altérité, essentialisée et renvoyée à des zones obscures. Ce qui légitime le récit missionnaire et le paravent humanitaire drapés de tolérance et d'ouverture au progrès.

Vue du côté indigène et des colonies, il s'agit d'une tragédie, d'une décivilisation et d'une barbarie. Les deux points de vue se posent comme interface à double pendant asymétriques, laissant apparaitre un clivage paradigmatique qui déterminera la formation d'un substrat conflictuel, comme horizon de résistance d'une part ; et de violences extrêmes dans une perspective diachronique, d'autre part. Le cas de l'Algérie, considéré dans le dessein colonial, est un exemple atypique. Il s'agit d'une colonie de peuplement où se profilaient les contours brumeux d'une ambition inavouée, d'une France d'outre-mer. C'est la constance d'une vision philosophique, dont la référence gauloise demeure l'inclination récurrente. Un tel dessein aurait permis dans son expression extrême, l'abolition de la matrice indigène et sa substitution dans le temps, par une présence pérenne qui finirait par l'absorber. Dans ce vaste projet, l'élan spirituel et les ivresses de l'Eglise appuyaient cette ardeur, hissant haut le sceptre évangélique afin de dépêcher cette dénégation.

Mais la campagne de pacification ne fut qu'une suite de répressions féroces contre une guérilla irréductible. L'effervescence a toujours régné sous forme de lutte armée ou de militantisme politique face à une brutalité incapable de venir à bout des foyers incandescents, sans cesse rallumés. Cette violence de l'histoire coloniale a plongé la population, exposée à cette peine impondérable, dans un incommensurable abime que n'épuisent pas même les conséquences visibles de sa paupérisation croissante.

Les années 1920 furent décisives. Les premières oppositions politiques surgissent en Algérie. Les échos anticolonialistes de la république rifaine d'El Khattabi, ses mises en garde contre le pouvoir espagnol de franchir le Rubicon rifain, l'Oued Amokrane, ont résonné profondément dans la conscience de la jeunesse algérienne. De l'Euphrate jusqu'au Maroc, un vent anti-impérialiste anima d'enthousiasme le cœur de l'Algérie. La résistance va s'installer définitivement au creux du continuum historique.

A LA RECHERCHE D'UN CENTRE PERDU

Jusqu'ici l'Empire colonial, avec sa métropole comme lieu par excellence de production idéologique et pourvoyeur de moyens coercitifs, va de plus en plus se délester de sa nature régalienne au profit de sa périphérie coloniale. Ce progressif émoussement va s'expliquer non pas par une perte, ou une délégation de pouvoir, mais par l'émergence d'un colonat d'une avidité insatiable qui faisait à son tour de la résistance au pouvoir central. Cette métaphore du centre et de la périphérie, empruntée au grand théoricien égyptien, Samir Amin, nous aide à comprendre un des enjeux majeurs dans le développement du conflit algérien. Cette périphérie constituée de minorité européenne soumettant la majorité indigène asservie, va se constituer en centralité rivale du centre métropolitain. Cet éloignement trouve l'apogée de son expression dans la sédition militaire du quarteron en exercice à Alger ; ceci en plein cessez-le-feu et à la veille de l'indépendance.

TRAGEDIE ET COLONISABILITE

Face à cette démence coloniale qui a engendré une tragédie historique faite de destruction et de meurtres de masse, d'aucuns mettent en avant l'éminence de la vulnérabilité de la conscience algérienne pour expliquer ce déficit historique et ce ratage civilisationnel. Etions- nous colonisables au point de subir cette décentration historique et ce décalage temporel. Doit-on interroger nos structures internes pour élucider cette imprévisibilité. M. Bennabi suit cette ligne de progression pour élucider la pensée historique, par une culpabilisation et une automutilation dues à cette colonisabilité phénoménologique d'une conscience inapparente, noyée dans une intra subjectivité, à distance de l'action. La notion de colonisable conçue comme une dégénérescence dépassable fonde le substratum de l'inquiétude métaphysique à laquelle Bennabi reste attaché. Pourtant ce témoin du siècle, en adoptant une telle attitude épistémologique conforte la thèse essentialiste, d'un dogme racial où ne peut que prévaloir l'innéité biologique sur les acquisitions culturelles et historiques. Pour dire que cette colonisation n'est colonisabilité que dans la mesure où elle est contingente, historique et accidentelle. Si elle nous était nécessaire, elle serait de l'ordre d'une fatalité réduisant le champ de l'action humaine. Car, selon le mot de Minkovski «C'est toujours une erreur que de vouloir faire tenir ce qui est plus vaste dans ce qui est plus limité.»

L'idée de colonisabilité demeure néanmoins utile parce qu'elle interpelle l'histoire des civilisations et des peuples. Elle opère une réévaluation critique et une révision de nos propres jugements sur le monde et les hommes. Mais ce concept évaluatif reste confiné dans une perception descriptive sans permettre de forger un outillage conceptuel et une méthodologie d'action réformatrice. Les facteurs religieux, linguistiques, culturels, les modes de gouvernance participent de la construction de nos représentations mentales, forgent nos catégories de pensée, sans contingence mécanique. Bennabi en grand lecteur qu'il était a sans doute parcouru Le Discours de la servitude volontaire, ouvrage de La Boétie, écrit en 1576. Hégélien avant l'heure, De La Boétie a étudié les rapports de domination dans la perspective du règne absolutiste où la majorité du peuple consent à se soumettre à une minorité éclairée.

Il ne suffit pas seulement de s'affranchir du poids de la contrainte pour se croire libre et pouvoir jouir de cette liberté. Le processus des indépendances a montré une généralisation de l'expérience de l'échec au moment où le nouveau colonisateur indigène remplace le colonisateur européen. Cette expérience malheureuse vécue par la plupart des peuples colonisés a été magistralement analysée dans Les Damnés de la terre de l'Algérien Omar F. Fanon, où il pose pertinemment la décolonisation comme un transfert mécanique des pouvoirs du colon européen au nouveau colon national.

A ce stade, on comprend bien        qu'il faille s'orienter, non pas comme on le fait souvent, vers un scintillement de surface, en guise de développement qui embellit la nation et la couvre de légende, mais vers de réelles conditions de renaissance et de progrès. Ce n'est pas un retard historique qu'il s'agit de rattraper mais une refonte radicale de nos structures psychiques, sociales et religieuses. Seule une Weltanschauung alliant la pensée dynamique à la réalisation de paradigmes fondateurs d'action et de nouvelles approches identitaires pourra mesurer et saisir l'impact d'un tel défi. Défi qui se traduit par de nouvelles conditions pour la réalisation de ce sursaut et cette renaissance. Enfin, la nécessité absolue pour les peuples en développement de se réapproprier leur historicité, comme paradigme de la modernité et comme aptitude à s'adapter aux conditions matérielles et immatérielles de l'existence.

*Professeur des universités, écrivain et philosophe.

Dernier ouvrage paru: Colonialisme et résistance, Anthropologie africaine et Littérature afro-américaine, Paris, L'Harmattan, 2017