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Aïn Témouchent: Premier été de l'indépendance

par Saïd Mouas

03 juillet 1962. Les premiers contingents de djounoud venus des frontières, casqués et vêtus de treillis neufs, ont pris déjà leurs quartiers à Chaabat El Leham et El Malah situés à quelques encablures d'Aïn-Temouchent.

Ce jour-là l'organisation politico-administrative FLN/ALN a décidé de tenir un meeting sur la Place Gambetta devenue Place des Martyrs. But : sensibiliser la population pour respecter l'ordre et la discipline et mobiliser les forces vives pour assurer la transition dans les meilleures conditions possibles. Les orateurs n'ont pas manqué de fustiger le groupe de jeunes qui s'est empressé, la veille, de changer les couleurs sur certains bâtiments comme la poste, la mairie ou l'hôtel des finances, et ce sans attendre les consignes du FLN. Les festivités officielles de l'indépendance se dérouleront le 05 juillet.

Sur l'échiquier géopolitique colonial la ville d'Aïn-Temouchent, 10.000 âmes environ en 1962 dont près de 4.000 Européens, figure parmi les contrées où la bourgeoisie compradore française était présente en force. Les domaines de Germain, Bonnaffous, Dandoy, Barret et consorts employaient des milliers d'indigènes, et pour protéger ces propriétaires terriens, tout un dispositif de surveillance et de répression fut mis en place. Les riches colons n'étaient pas très estimés par le reste de la communauté européenne composée de Français moyens, d'Espagnols et de commerçants juifs versés dans l'administration, les finances, l'enseignement et les métiers de base, tels que la maçonnerie, la mécanique, l'électricité, la forge, l'élevage ou l'alimentation générale.

Au lendemain du recouvrement de la souveraineté nationale, il fallait combler l'immense vide laissé par les fonctionnaires français, mais on considère que «la ville d'Aïn-Temouchent a été reconnue comme ayant été un exemple plus ou moins réussi de transmission pacifique de l'autorité militaro-administrative française à l'autorité publique algérienne en juillet 1962 (on n'a eu à déplorer que 02 morts civils, un Européen et un Algérien..» Entre le désir de rester et la volonté de partir, on ne sait pas si c'est la présence d'un sous-préfet français nommé par Ben Bella, en l'occurrence Roger Mas, et celle d'un ancien maire libéral proche du FLN, l'agronome Armand Orséro, ou si c'est l'attachement ombilical à la terre d'Algérie d'une partie des habitants de confession juive et chrétienne qui a retardé l'échéance du départ. Toujours est-il que nombre d'entre eux, ceux en fait qui n'avaient rien à se reprocher, ont prolongé leur séjour pour jauger la situation et continuer à travailler.

L'O.A.S. a compromis l'entente entre les communautés

Entre les accords d'Evian et la proclamation des résultats du référendum sur l'autodétermination, c'est-à-dire de mars à juillet 62, les activistes de l'organisation de l'armée secrète (OAS) ont utilisé les pires moyens faits pour créer un climat de haine et de terreur en assassinant, brûlant et détruisant à la bombe tout ce qui constituait à leurs yeux un danger pour l'Algérie française. Une entreprise criminelle d'une rare intensité qui a ruiné tout espoir de réconciliation et de coexistence entre les deux communautés.

Les hordes de Salan, Susini, Lagaillarde et consorts ont écrit une des pages les plus sombres de l'histoire de l'Algérie. Deux ans auparavant, le général de Gaulle était de passage à Aïn-Temouchent, un certain 09 décembre 1960, pour prôner une Algérie algérienne œuvrant avec la France. Trop tard, avoueront les plus lucides des Français d'Algérie. Le poids des inégalités, des injustices et des forfaitures accumulées depuis 132 ans ne permettait plus de poursuivre dans la voie du colmatage politique. Les pieds-noirs ont compris que le crépuscule de la colonisation amorçait son déclin. Et c'est par vagues, valises à la main et la mort dans l'âme, qu'ils se pressent en direction des ports et aéroports du pays. Dès l'annonce de la victoire du «oui » à l'indépendance, les musulmans d'Aïn-Temouchent descendent dans la rue pour manifester leur bonheur. Le journal «L'Echo d'Oran», dans son édition du jeudi 05 juillet 1962 décrivait l'ambiance de l'évènement en ces termes: «Au cours de la nuit de lundi à mardi et durant toute la journée une foule énorme a parcouru les différentes artères de la ville tant au centre de la ville que dans les faubourgs. Camionnettes ou voitures arborant, toutes, le drapeau et les insignes vert et blanc sillonnent les rues à vive allure, les musulmans scandant à pleine voix les mots d'un slogan souligné par les klaxons, sifflets et pétards. Le défilé à pied tout le long du Bd national, des scouts, garçons et filles, des équipes sportives et des militaires de l'ALN furent très applaudis.          Place de la Mairie, une tribune décorée de feuillages avait été dressée. Des allocutions furent prononcées par le sous-préfet d'Aïn-Témouchent et par deux personnalités musulmanes en présence d'une très nombreuse foule dans laquelle on notait la présence d'Européens. De 21h à 1h du matin, la fête se cristallisa Place de la Mairie où un gala oriental fut très apprécié. Aucun incident n'a, par ailleurs, marqué cette journée qui était chômée».

Pendant que le FLN/ALN s'attelait à instaurer la discipline et à remettre en marche les institutions locales, des éléments infiltrés, probablement issus de la troisième force, réglaient leurs comptes, semant le trouble dans les rangs des vrais moudjahidine. Pour faire bonne figure, un détachement de soldats composé en partie de déserteurs de la force locale paradait au centre-ville. Treillis français, chapeaux de brousse et pataugas, ils termineront l'intermède une fois l'Armée des frontières revêtue d'uniformes neufs et portant casques fera son entrée quelques jours après, sous des airs de musique militaire joués par la fanfare municipale dirigée par Benguella, le tisserand resplendissant dans son costume blanc.

Face à la tribune d'honneur où se tenaient debout les autorités civiles et militaires le tout Témouchent était présent. Parmi les responsables, un homme émergeait par sa taille et sûrement par le poids de sa fonction.     Il s'agit du sous-préfet Roger Mas nommé par le Président Ahmed Ben Bella en personne deux semaines seulement avant la célébration du 5 juillet. Installé par un représentant de l'exécutif de «Rocher noir» le 16 juin 1962, Mr Mas était fils d'un cultivateur de l'Ariège et instituteur avant d'embrasser la carrière administrative.

Gestionnaire pugnace d'une probité exemplaire, il s'est retrouvé pris dans la tourmente des évènements qui ont suivi l'indépendance et devait, comme on dit, mettre le train sur les rails dans un arrondissement qui suscitait les convoitises de par ses richesses et son luxueux parc de maisons coloniales. Animé de la foi du charbonnier, Roger Mas, dans sa légendaire 2 C.V. tentera non sans difficultés, de faire respecter la légalité et d'initier des projets pour relancer tous les secteurs d'activités. Condamné à mort par l'OAS et menacé d'exécution par un officier de l'ALN avec qui il eut des démêlés, il publiera au début des années 2000 un livre «Sous-Préfet à Ain Temouchent 1962?1963»; témoignage dans lequel il raconte cette expérience exaltante. C'est dans cet ouvrage qu'il explique comment un cadre de l'ALN le menaça de mort alors qu'il s'interposait pour défendre l'accès à une villa à l'ex- Rio Salado (El Malah) convoitée par un sous-officier qui voulait la squatter.

Un incident qui a failli tourner au drame, car chacun des protagonistes pointait son arme sur l'autre. Plus de 30 années passèrent lorsque la réconciliation eut lieu dans le hall d'un aéroport à la faveur d'un voyage au grand soulagement du président Ben Bella qui favorisa la rencontre laquelle s'acheva par une longue accolade entre les deux hommes, l'ancien sous-préfet et l'officier en retraite. Apaisé, Mr Mas reviendra en visite à Aïn-Témouchent en 2003 pour s'enquérir de l'état des lieux après le séisme de décembre 1999 et saluer les amis encore en vie. Il présentera ses condoléances aux enfants de son chauffeur Othmani Bouhadjar disparu entre temps, et pour qui il éprouvait une grande estime.

Une foi inébranlable en la patrie

La transition a été, comme on peut l'imaginer, extrêmement délicate à gérer, mais la vie continuait son cours. C'est la Kasma FLN qui arbitrait les décisions importantes. Son autorité était indiscutable grâce à un homme orchestre dont la seule présence suffisait à calmer les esprits les plus revêches, nous avons nommé le moudjahid Nehari Bouziane, aujourd'hui âgé de 88 ans. Écoutons-le : «Nous étions au four et au moulin. Nous devions relancer la machine avec les moyens existants. Personnellement, j'ai été commissaire de police, directeur du magasin pilote socialiste (anciennes galeries), responsable du centre de formation administrative créé dans l'urgence et domicilié à l'Hôtel de Londres sur le Boulevard national, tout en assumant mon rôle de chef de la Kasma. Des défis qui ont été relevés grâce à la ferveur qui régnait à cette époque et à la foi inébranlable en la patrie qui animait tout un chacun?» Nehari nous racontera comment il a été chargé de se déplacer à Paris afin d'acheter une pièce de rechange pour faire fonctionner la radio en panne de l'hôpital. En ce temps, au cinéma Le Capitole appartenant à Mme Mercedes, le film de Jerry Lewis «3 bébés sur les bras» était à l'affiche en ce début de juillet 62, tandis qu'au Splendid la belle Sylvana Mangano donnait la réplique à Anthony Perkins. Le 1er août 1962, le bureau de l'Education nationale de la sous-préfecture lançait le premier stage de formation professionnelle pour le recrutement des instructeurs justifiant du niveau du BEPC ou de la troisième des collèges.

Le 6 août, le préfet d'Oran, Mr Souiah Lahouari, effectue une visite de travail dans l'arrondissement de Témouchent. En compagnie de Roger Mas et des responsables de la localité, il se rendra à l'école d'agriculture et au centre de formation des A.T.O. (agents de l'ordre publique) où une promotion de 35 stagiaires s'apprête à sortir.

Du côté de Aghlal (ex. De Malherbe), le président de la Délégation spéciale organise au profit des Scouts algériens un gala oriental avec le concours de l'orchestre «Es Salem» sous la direction du maestro, Attar Tayeb. A Aïn-Témouchent, son homologue, Mr Chaib Maamar, informe la population de la réouverture des douches municipales. Le 12 août 1962, un communiqué de la sous-préfecture invite les viticulteurs à recruter en priorité pour la campagne vitivinicole la main- d'œuvre locale.

A Aïn-Kihal, le président de la Délégation spéciale lance une offre d'emploi pour le poste de secrétaire général de la mairie.

En somme, de laborieux efforts afin de combler les lacunes signalées ça et là au cours d'une transition tant bien que mal réussie.

Aïn-Témouchent connaîtra par la suite un certain ostracisme du pouvoir né après le coup d'Etat du 19 juin 1965. Taxée de fief «benbelliste», la cité ne se réveillera économiquement qu'à la faveur du découpage administratif de 1984 où elle accéda au statut de wilaya. Mais en fait ce n'est qu'à la suite du séisme de 1999 et l'immense élan de solidarité qu'il entraîna que la région entra véritablement dans une ère de progrès. Il reste que 56 ans après, ni le vignoble, ni le tourisme et encore moins la pêche ou l'agriculture, n'ont donné les résultats escomptés. A tout le moins, à la mesure des colossaux investissements consentis.

Certes, Aïn-Temouchent des années 60 a profondément changé, de nouvelles cités ont fleuri, des collèges et lycées, des routes, des infrastructures de santé, des centres de culture et de jeunesse, des stades gazonnés etc.. ont rehaussé le standing de la ville surnommée jadis La Coquette. Une mutation dictée par les impératifs de développement mais qui, avec le temps, a exigé des moyens encore plus conséquents. Il appartient désormais aux générations montantes de se montrer dignes des sacrifices consentis par les aînés en préservant cette indépendance chèrement acquise.