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Ce qui reste de l’Algérie se joue sur la plage

par Kamel DAOUD

La plage algérienne est-elle gratuite, meurtrière ou payante ? On y tue, on y bronze, on y paye ou on y prie ? C’est le dernier lieu de l’enjeu idéologique de cette nation devenue fragile, chancelante sur ses pieds traînants, menacée par la dislocation, l’enterrement ou la nécrose.

Avant, l’enjeu spatial c’était le maquis et donc la montagne : on y constituait des brigades/katibates, on y organisait des congrès, on y menait bataille et on y creusait des tranchées, lieu de traîtrises et d’héroïsme, du FLN non alimentaire, des figures époques. Espace dédié pour tuer le pays avec les islamistes ou le libérer avec les moudjahidine non alimentaires.

Ensuite, l’enjeu s’est déplacé avec la ville aux premières années de l’indépendance : lieu du bien vacant, du coup d’Etat, des clans et des villas, des clubs de pins et des émeutes, des clubs de foot et des chanteurs chaâbis urbains. Dès les années 70, le monde rural a pris le relais dès la révolution agraire : lieu de la Révolution du bras qui a fini en peuple assis, du tracteur comme instrument de la virilité révolutionnaire de Boumediene, des collectivisations avec rimes et fracas, nationalisations, accaparements et indemnisations. Espace de l’authenticité, du FLN force rurale, des islamistes plébéiens. Le village socialiste supplanté par, de suite, par l’émirat wahhabite, juste après l’intermède des Souk El Fellah.

Ensuite ? Ensuite rien. Tout a été déboisé, replanté au paradis pour après la mort, saccagé et arraché : vignes, poteaux, jardins, champs et balançoires. Maintenant, entre l’au-delà permanent de Bouteflika, la cocaïne comme produit dérivé de l’islamiste bigot, la plus grande mosquée et les tribunaux islamistes, la chasse à la joggeuse et la gendarmerie algérienne devenue molle et islamiste, l’enjeu a atteint la plage.

La plage révèle le cru algérien, sa violence, l’échec de la construction d’un Etat, l’opium et les bâtons. C’est le dernier lieu où va se jouer la liberté, la mort, le corps et le cadavre. Ce régime n’arrive pas à y imposer sa loi, car il y fait face à son jumeau historique : le plébéien armé de gourdin qui a compris que c’est le dernier bien vacant à s’accaparer. Les Algériens s’y sentent coincés entre leur corps, le bigotisme, les gendarmes, bras mou de la mollesse nationale, les islamistes qui y font campagne et le soleil dur qui entre dans la tête et allume des incendies, la violence et le sang.

Bouteflika vient de déclarer Club des Pins incessible. Cela veut dire que tout le reste l’est, indirectement. La plage est le dernier lieu où va se jouer l’avenir de l’Algérie : soit le tueur sauvage, armé d’un parasol et d’un couteau, plagiste et assassin en sort gagnant et c’est la fin ; soit le régime va y perdre (c’est déjà le cas) et on va tous mourir tués les uns par les autres entre le parasol et la mosquée ; soit les islamistes y imposeront leur loi, alors on ira nager en bikini en Arabie saoudite ; soit le corps algérien réussira à imposer son droit et on aura sauvé la plage en perdant la montagne, le jardin, le Sahara, la ville et le village.

Nager, en Algérie, c’est se défendre, résister. Comme courir. Ou respirer, ou regarder, ou être différent. C’est le dernier lieu où le corps est encore possible. Tout le reste est cadavres de martyrs et islamistes avec de l’acide et des bâtons et des journaux et des chaînes TV, l’imam hurleur Ayya, l’Association des ulémas assis, Chemsou et ses clowneries.

La plage est tout ce qui reste de l’Algérie indépendante et libre. Du moins sur papier. Dans la réalité, la plage est déjà morte et tuée. Elle est sale, triste, interdite, payante, assassine, lieu du vice et du bras, émirat et pastèques. Elle est le pays. Les derniers mètres carrés de la RADP. Le lieu de l’impasse nationale et du départ des harraga. Si la plage tombe, on tombera. Et elle est presque tombée. Echourouk, Bedoui, la gendarmerie molle, les hurleurs islamistes, les ulémas qui ont réinventé la salive au nom d’un Dieu et d’une religion privatisés, les insulteurs de Facebook, névrosés en masse entre Youporn et Errissala et les bras ballants de l’échec national, tous l’entourent, l’enserrent et la vident plus vite que les voleurs de sable.

Lieu vide et plein, la plage est aujourd’hui un enjeu spectaculaire. Et au crépuscule de l’époque, debout et frémissant, la silhouette de Makri, l’émir du MSP, regardant l’horizon à l’heure du reflux, attendant qu’Erdogan vienne le libérer de ses échecs et assouvir ses fantasmes d’autorité. Comme l’a fait Barberousse avec nos ancêtres vaincus. Et avec la même facture. Les mêmes agressions à venir, les mêmes taxes à payer, les mêmes femmes volées et violées. Grande porte sublime mangeant petite fenêtre du Maghreb avant que les Français n’y arrivent par Sidi Fredj.

La plage est donc la vraie histoire algérienne. Pas le maquis, ni la mosquée, ni la montagne, ni la ville, ni le palais.

A la plage, l’histoire algérienne est nue et blessée.

Bonnes vacances !