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Crises monétaires USA-Europe: Les transferts monétaires massifs aux pays arabes, un double moteur pour la «relance» de l'économie mondiale (Suite et fin)

par Medjdoub Hamed*

Des crises monétaires des années 1969-1970 à la fin du système Bretton Woods

Les déficits américains dans le commerce intra-occidental avaient une importance absolue tant pour l'Europe que pour le Japon. Sauf que les États-Unis, en compétition avec l'URSS et les guerres, en ont abusé en les monétisant, donc à créer une masse supplémentaire de dollars non adossés à l'or.

La fin des années 1960 va voir les grands pays d'Europe remettre en question le dollar-or du système Bretton Woods. En février 1969, le commissaire aux Affaires économiques et financières, Raymond Barre, a proposé le plan Barre I pour trouver une issue au problème monétaire avec les États-Unis. Ce plan est entériné en juillet par le Conseil des ministres des Finances de la CEE.

Le 9 février 1970, un accord signé entre les gouverneurs des banques centrales des États membres pour un soutien monétaire à court terme. Le 4 mars 1970, un autre plan est proposé, c'est le plan Barre II qui présente une date pour instituer une Union européenne et monétaire en 1978. Il soumet un programme daté de convergence des politiques économiques, budgétaires et monétaires, d'harmonisation des politiques fiscales, et un rapprochement des taux de change. Un fonds de réserves européen de solidarité européenne était prévu dans le plan.

Le chef du gouvernement du Luxembourg, Pierre Werner, a été chargé d'une réflexion sur l'union économique et monétaire. A la tête d'un comité d'experts, Pierre Werner a abouti aux mêmes conclusions du plan Barre II. Le principe d'une progression parallèle de l'union monétaire et de l'union économique a été retenu. Malgré les différences d'approche entre la France (par le monétaire) et l'Allemagne (par une convergence économique), un compromis fut trouvé pour avancer le processus d'une union monétaire européenne.

Le 15 août 1971, le président américain Richard Nixon change les donnes, il annonce la fin de la convertibilité du dollar en or, et impose une taxe de 10% sur l'importation. Un extrait du discours de Nixon :(3) «J'ai pris une mesure supplémentaire pour protéger le dollar, pour améliorer la balance des paiements et pour augmenter l'emploi des Américains.

Comme mesure temporaire, j'impose dès aujourd'hui une taxe de 10 pour cent sur les biens importés aux Etats-Unis. C'est une meilleure solution pour le commerce international que le contrôle direct sur les quantités importées. Cette taxe à l'importation est une action temporaire. Elle n'est pas dirigée directement contre les autres pays. C'est une action qui fait que les produits américains ne seront pas désavantagés en raison de taux de change inéquitables.

Quand le traitement inéquitable aura pris fin, les taxes à l'importation cesseront. La conséquence de ces actions, c'est que le produit du travail des Américains sera plus compétitif, et le côté inéquitable d'une partie de nos compétiteurs étrangers sera supprimé.

«C'est une des raisons majeures qui ont provoqué l'érosion de notre balance commerciale au cours des 15 dernières années.»

R. Nixon, président des Etats Unis d'Amérique. 15/08/1971

L'arme employée par le président Nixon en imposant la surtaxe de 10% sur toutes les importations industrielles était une tentative pour pousser les pays d'Europe à réévaluer leurs monnaies par rapport au dollar. Une réévaluation qui renchérissait les produits étrangers pour les acheteurs américains, donc moins d'achat de produits européens pour ces derniers, elle avantageait aussi les produits américains à l'exportation. La négociation du 18 décembre 1971, à Washington, a permis de trouver un compromis entre la thèse américaine exigeant la réévaluation des monnaies européennes et la thèse française qui s'y est opposée. La surtaxe américaine de 10% a été supprimée et les parités monétaires ont été réalignées selon le poids économique de chaque pays dans le commerce mondial. Les monnaies fortes (franc suisse, Deutschemark, yen, franc belge, florin) ont été réévaluées par rapport à l'or, le dollar a été dévalué, le franc et la livre sterling restés inchangés.

Après les accords de Washington, les six États membres, pour augmenter la flexibilité de leurs monnaies par rapport au dollar, ont élargi les marges de fluctuations, les faisant passer de 1% de part et d'autre de la parité par rapport au dollar (auparavant dans le système de Bretton Woods) à ±2,25 %, le 21 mars 1972. Ce système d'encadrement entre elles et par rapport au dollar dessine un «serpent» se déplaçant dans un tunnel, ayant pour centre le dollar. Un Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) est créé pour décourager les afflux massifs des capitaux à court terme. Pour éviter que les marges de fluctuation entre monnaies de la CEE atteignent 9% (par exemple, 4,5% entre le franc et le dollar et 4,5% entre le dollar et le mark), les ministres des Finances des Six ont institué, par l'accord de Bâle du 12 avril 1972, un mécanisme de rétrécissement des marges de fluctuations de 2,25% entre les monnaies européennes. L'écart de cours entre la monnaie la plus faible de la Communauté et la monnaie la plus forte ne peut dépasser 2,25% à partir du 24 avril 1972.

Les six monnaies communautaires sont rejointes le 1er mai 1972 par les monnaies des trois futurs États membres, le Royaume-Uni, l'Irlande, le Danemark et la Norvège. Mais ces mesures, compte tenu des mauvaises performances économiques, ne pouvaient assurer la stabilité financière et monétaire au sein de la CEE. Plusieurs pays laissent flotter leur monnaies eu égard aux déficits des balances commerciales. Le Royaume-Uni, l'Irlande, le Danemark, la Norvège, l'Italie quittent le serpent monétaire.

Si le Conseil, et le comité des gouverneurs des banques centrales, réitèrent pendant l'été de 1972 leur ferme volonté de respecter l'accord de Washington et de poursuivre l'application de l'accord européen de rétrécissement des marges entre les monnaies communautaires, et donc pérenniser le serpent monétaire, la situation économique des pays d'Europe et des États-Unis toujours instable s'est fortement dégradée au début de l'année 1973. «Les accords de Washington, écrivait Denise Flouzat, professeur renommé d'économie, étaient voués à l'échec car ils tentaient de reconstituer un système de taux de change fixes en l'absence de l'élément régulateur que représente l'obligation des autorités monétaires, de défendre un cours fixe de l'or.» (4)

Les attaques spéculatives contre le dollar ne se sont pas interrompues, obligeant les autorités européennes à intervenir massivement sur les marchés. L'achat de dollars accroissant les volumes des liquidités sur les marchés européens ne faisait en fait qu'alimenter l'inflation en Europe. Les États-Unis intervenaient aussi massivement en vendant des marks pour soutenir le dollar, sans effet, ce qui les a obligés à dévaluer le dollar de 10% le 13 février 1973 en augmentant le prix officiel de l'or de 38 dollars l'once à 42,222 dollars. Confrontée à de mauvaises performances économiques, l'Italie suspend ses interventions sur le marché des devises le 13 février. La spéculation ne se réduisant pas, le lien opéré par le « serpent monétaire » entre les monnaies européennes et le cours du dollar a contraint les banques centrales de la Communauté à continuer d'intervenir sur les marchés des devises. Le 1er mars 1973, la Bundesbank acquiert 3,7 milliards de dollars (montant inégalé à ce jour) et la Banque de France 580 millions de dollars en à peine 90 minutes ! Les marchés européens sont fermés le 4 mars et le 12 mars. La Belgique, la France, l'Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas décident de laisser leurs monnaies flotter conjointement par rapport au dollar. Le serpent est maintenu mais il sort du tunnel.

«Le flottement concerté des monnaies européennes», écrit Denise Flouzat. Il fut décidé lors de la Conférence monétaire de Paris du 16 mars 1973. Les pays européens à monnaie considérée à cette date comme forte (France, Allemagne, Pays-Bas, Union belgo-luxembourgeoise, Danemark et Suède) décidèrent d'affranchir, à partir du 19 mars 1973, leurs banques centrales de l'obligation de soutenir le dollar. Ce que la Suisse avait déjà fait le 23 janvier et le Japon depuis le 13 février 1973.» (4) page 423.

Il est clair que la crise monétaire de février-mars 1973 a entériné le flottement du dollar et des monnaies européennes sur les marchés. Il n'y avait pas moyen d'échapper sinon c'était le clash pour les économies européennes tant à la fois les monétisations des déficits américains étaient excessives tant les spéculations sur la dépréciation du dollar ne s'interrompaient entraînant dans ces attaques spéculatives les monnaies européennes à leur tour. Seul moyen d'échapper était de couper le cordon ombilical qui reliait les monnaies européennes au dollar. Cependant, la rupture du cordon ombilical n'était pas totale pour certains pays d'Europe qui étaient très liés par le marché américain. Pour ces pays, le flottement n'était pas intégral puisque leurs banques centrales, si elles le jugeaient nécessaires, pouvaient intervenir pour protéger leurs exportations. Donc selon les intérêts de chaque pays d'Europe dans son commerce extérieur. Le flottement des monnaies européennes et le flottement du dollar sur les marchés monétaires entérinaient la fin du système Bretton Woods.

Conclusion de la quatrième partie : l'émergence de deux moteurs pour l'économie mondiale

Les crises monétaires au début des années 1970 nous rappellent beaucoup ce qui s'est passé entre 1929 et 1933. Si la situation a été dans un certain sens maîtrisée durant les crises monétaires, c'est essentiellement grâce aux concertations entre les puissances occidentales qui n'ont pas voulu retomber dans la situation d'avant-guerre. De plus, des trois grands pôles économiques (États-Unis, Europe, Japon), il y avait aussi le reste du monde, i.e. les trois-quarts de l'humanité qui participent dans le commerce mondial. Donc un quatrième pôle qui compte dans l'offre et la demande mondiale. Mais, sur le plan monétaire, l'Occident détient une suprématie totale sur le reste du monde. Malgré le rouble-or, l'URSS est aussi dépendante des monnaies occidentales dans son commerce extérieur.

La question qui se pose dans ces années de négociations entre l'Europe, les États-Unis et le Japon sur le plan monétaire qui, au final, ont abouti à un flottement généralisé des monnaies, même si celui-ci est qualifié d'«impur», ce qui signifie que les banques centrales peuvent toujours acheter des dollars américains pour protéger leur commerce extérieur, est «qui remplacera les États-Unis, en tant que moteur des économies européennes et japonaise et, bien entendu, du monde ?»

Si les pays d'Europe et le Japon se détournent des dollars américains, ce qui signifie qu'ils refusent d'absorber des dollars et donc financer les déficits commerciaux américains, il est clair qu'une récession économique va apparaître puisque le plus gros demandeur de biens et services est repoussé. Et ni l'Europe ni le Japon ne veulent soutenir le dollar en absorbant les masses de dollars que les États-Unis émettent pour financer leurs déficits extérieurs. Donc, sans moteur pour soutenir l'économie mondiale, le monde va alors se trouver dans un «état stationnaire», voire «dépressif». L'inflation va augmenter, le dollar ne cessera pas de se déprécier, donc gagnant en compétitivité dans le commerce extérieur, mais les États-Unis obligés d'augmenter les taxes à l'importation pour contrebalancer la faiblesse du dollar. Ce qui nuira au commerce extérieur européen et japonais.

L'Europe et le Japon vont forcément, sans moteur de relance, ériger à leur tour des barrières protectionnistes, ce qui les amènera à se cloisonner et donc à se constituer en blocs monétaires. Un remake des années 1930, avec une situation grave sur le plan de l'emploi. En effet, sans moteur de relance, et donc une demande mondiale qui s'amenuise, les investissements dans l'industrie vont se raréfier, les firmes occidentales qui ont de plus en plus de difficultés pour exporter vont fermer. Le chômage va augmenter. Les exportations agricoles seront aussi touchées. Une spirale dépressive va toucher tous les pays occidentaux et s'étendra forcément au reste du monde, celui-ci dépendant de la demande occidentale en matières premières, en pétrole et gaz.

Comment alors sortir de ce piège, puisque ni les plans Barre I, II et III, ni le rapport Werner, ni les accords de Washington et de Paris n'auront réglé la question monétaire entre les puissances occidentales ? La question restera totale sur qui remplacera les États-Unis. Comment l'Occident sortira de cette situation qui risque d'être chaotique et peut être extrêmement grave sur le plan économique, politique et social ?

Il est évident que le pouvoir financier mondial a certainement planché sur cette situation qui pourrait être menaçante même à court terme. Il était d'une importance capitale qu'un «substitut au moteur que furent les États-Unis» depuis les années 1950 pour l'ensemble des pays du monde doit «être trouvé». Mais où vont-ils trouver ce moteur qui ne doit pas être un concurrent dans le commerce international ? Il ne peut être que dans le reste du monde, et doit être «non producteur de biens finis et services.» Et un pays ou des pays doivent être des «alliés au bloc occidental.» Une condition sine qua none.

Et c'est là où entre Henry Kissinger qui était, à cette époque, conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, puis devenu, en 1973, secrétaire d'Etat, et son rôle de premier plan dans la guerre israélo-arabe, en octobre 1973. Les pays arabes du Golfe, membres de l'OPEP, ont décidé d'augmenter unilatéralement le prix du baril de brut. En quatre mois, le prix du pétrole a «quadruplé». Il passe de 3 dollars à 11,65 dollars US. Peut-on penser que c'est la guerre avec Israël qui a poussé les pays du Golfe à augmenter le prix du pétrole ? Dans les faits, oui, puisque ce sont eux qui l'ont annoncé. Mais il demeure que ces pays monarchiques sous la protection du parapluie nucléaire américain, d'une part, et ils n'ont aucun moyen pour fixer le prix du brut d'autre part, puisque celui-ci est déterminé par les Bourses occidentales, à New York, Chicago et Londres, seule l'hypothèse laisse ouverte la main de Henry Kissinger, lui-même la «cheville ouvrière» du pouvoir financier mondial. Qui, paradoxalement et dans le sens absolu des faits historiques, est «globalement positif» pour les économies des nations et la pérennité de la croissance mondiale.

Donc, si la guerre israélo-arabe a été retenue pour le quadruplement du prix du pétrole, c'est que cette guerre devait justifier cette hausse, alors qu'en réalité, elle était programmée par le pouvoir financier mondial, et «ce pouvoir est en grande partie américain». Une hausse qui en fait était «vitale» pour l'économie des États-Unis. Par l'augmentation de leurs parts de revenus dans les sociétés pétrolières américaines qui exploitent les gisements pétroliers arabes, par le retour d'une grande partie des excédents pétroliers des pays arabes pour être placés dans les banques américaines et leur recyclage, et le plus important est que «les exportations de pétrole arabe soient facturées en dollars US.» Par cette facturation, les pays européens et le Japon qui refusaient d'absorber des dollars vont se retrouver obligés d'acquérir des masses de dollars sur les marchés monétaires pour régler leurs importations pétrolières.

C'est ainsi que l'économie mondiale va se retrouver dotée de deux moteurs mondiaux. Grâce à quel processus ? Grâce «aux transferts monétaires massifs aux pays arabes, qui permettront un double moteur pour la «relance» de l'économie mondiale». Par le processus des «pétrodollars», les États-Unis continueront de répercuter leurs déficits extérieurs sur le reste du monde et donc redevenir demandeur de biens et services, ce qui dopera l'économie mondiale. De l'autre, les transferts monétaires massifs et le pouvoir d'achat massif conséquent permettront aux pays arabes de doper la demande mondiale. Cette crise pétrolière a en fait évité une grave dépression économique au monde qui, certes, n'était pas visible, mais sans solution, aurait certainement été pire que les crises qui ont précédé ces dernières décennies. Elle aura évité des destructions d'emplois qui se seraient comptés probablement en dizaines de millions en Occident et dans le reste du monde.

* Auteur et chercheur spécialisé en économie mondiale, relations internationales et prospective. www.sens-du-monde.com

Notes :

3. «Nixon et la fin de la convertibilité du dollar en or», par Numismatique en ligne. Le 15/08/2011

http://www.sacra-moneta.com/Crise-financiere/Nixon-et-la-fin-de-la-convertibilite-du-dollar-en-or.html

4. «Economie contemporaine. 2/ Les phénomènes monétaires», livre, page 422 par Denise Flouzat. THÉMIS Sciences économiques. Presses universitaires de France.