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La difficile reconstitution du corps algérien

par Kamel DAOUD

L’idée était d’écrire sur le régime d’Erdogan et comment on peut nous voler les mots, les vider, les détourner et nous laisser muets et sans moyens. Ainsi, pour dénoncer l’expulsion par l’Autriche d’Imams turcs financés par le régime turc pour faire leur cuisine de propagande en Autriche, le porte-parole d’Erdogan a dénoncé un acte «raciste» et «islamophobe» et a expliqué que «La position idéologique du gouvernement autrichien va à l’encontre des principes du droit universel, des politiques de cohésion sociale, du droit des minorités et de l’éthique de coexistence». Dit par un régime qui a 150 journalistes en prison, des écrivains condamnés à la perpétuité et qui massacre les minorités kurdes (femmes, enfants et civils jeunes) par bombes, par avions et par snipers. Il en devient difficile d’user du mot «islamophobie» pour dénoncer l’islamophobie réelle et d’user du mot «racisme» pour dénoncer le racisme réel quand ils sont volés par des hypocrites. Passons.

Le sujet du jour est le corps. La possibilité du corps, du mouvement, de la réappropriation de l’espace public. Vous ne le savez pas car les médias comme Echourouk n’en parleront jamais, mais des Algériennes et des Algériens ont couru avant-hier à Constantine et à Alger pour soutenir le droit de faire du footing pour les femmes algériennes. Cela s’est fait pour protester contre l’unicellulaire qui a agressé une jeune algérienne qui faisait son jogging à Alger, qui l’a frappée et lui a intimé l’ordre de rejoindre la «cuisine». La jeune fille s’est plainte auprès des gendarmes qui lui ont expliqué que c’était sa faute à elle que de courir dans un pays libre, 56 ans après l’indépendance, après avoir fait la guerre, la résistance, fabriqué le peuple à chaque accouchement et donné son corps et son âme. Des centaines sont venus, ont couru et n’ont pas été inquiétés par le régime et ont résisté au insultes des lâches sur les réseaux sociaux, les misogynes, les vicieux, les radicaux malades et les affreux. C’est donc possible.

Il est possible d’avoir un corps en Algérie après la colonisation, l’islamisation et la confiscation. Il est possible de faire quelque chose, de se mobiliser pour un droit malgré l’usage que l’on fait de l’état d’urgence, du trauma de la guerre civile et des islamistes. Il est possible d’être solidaire et c’est ce qui nous manque : la possibilité de surmonter le nucléaire algérien, la dispersion par la matraque ou la rente, la dissociation. Il est possible de se regrouper pour la bonne cause, pour une vie et pas seulement pour enterrer, prier et crier dans les stades, ou s’avachir sur les trottoirs et courir vers les mosquées pour tromper son dieu par son assiduité. Le corps algérien a le droit de courir et il peut se rassembler, par centaines, pour réclamer son droit au corps.

Car le corps est interdit et reclus. Il est dévalorisé par le culte des martyrs qui n’en possèdent plus et nous culpabilisent, nous dit-on presque, parce que nous en avons un. Il est méprisé par les propriétaires exclusifs de l’islam privatisé qui lui préfèrent l’ablution, la vie après la mort, la culpabilité et la position de l’attente d’un jugement dernier. S’il est féminin, c’est encore pire : au culte du martyr et de l’au-delà et de l’état d’urgence, il faut ajouter le machisme. Le corps, dans le cas de la femme, passe alors du statut de cadavre à celui du crime. Tout est contre le corps chez nous et tout vous pousse à le trahir ou l’abandonner en Algérie : l’état d’urgence, l’état islamique, l’état sans Etat quand des gendarmes refusent de vous protéger en enregistrant votre plainte.

Lancé par une femme, parrainé par Radio M, le mimi-marathon à Alger (ou celui lancé par un groupe de jeunes à Constantine) est à saluer, méditer, répéter et rendre viral : on peut se défendre et pas seulement se plaindre, courir ensemble dans un pays qui est immobile, être solidaire et «faire quelque chose» pour défendre le souvenir de la liberté dans ce pays. Et ne pas laisser l’initiative aux prêcheurs, à leurs médias, leurs islamistes d’importation, au Ferkous&cie, aux culpabilisateurs. Là, ils prennent de la force et des dents, ils ont des chaines TV, des mosquées, une armée de terroristes médiatiques, des «stars» et des relais, de l’argent et l’accès à l’espace public. Cela doit changer, peut changer et c’est possible. Ce n’est pas «politique», pas une «marche», pas une prière contre la sécheresse des crânes, pas une contestation, mais juste la revendication d’un droit : celui d’avoir un corps, des jambes. En attendant d’avoir des mains pour réussir le changement et une tête et des épaules pour résister au coup.

Le corps algérien est à reconstituer, en commençant par les jambes.

Salut donc à ceux qui ont lancé le mini-marathon d’avant-hier. Le corps est possible, les femmes ne sont pas des machines à laver la vaisselle, le pays est libre et n’est pas une annexe de l’Arabie ou une callgirl pour la Turquie, et la vie est possible et nous ne sommes pas tous morts et on peut courir dans deux millions de kilomètres carrés sans marcher sur les martyrs, ni insulter un dieu, ni plonger le pays dans le chaos, ou trahir son histoire. Juste courir. On peut changer ce pays, en mieux, par de petites touches. Comme ceux qui l’ont détruit et le détruisent par petites touches, patiemment, à coups de lois ou de fatwa. On peut reprendre ce pays, donner des cours de cuisine à l’agresseur qui a crié «va à la cuisine» à la jeune fille, ou l’envoyer en Arabie, respirer amplement et ne pas céder. En attendant que les gendarmes fassent leur travail et enquêtent sur le corps immobile d’une gendarmerie.