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Un pays immobile contre une jeune fille qui court

par Kamel DAOUD

Cela circule sur le Net : une jeune fille algérienne, en pleurs à vous briser le cœur et la dignité restante, qui dénonce sur la Toile parce qu’elle ne peut faire plus. Elle est partie voir les gendarmes, selon ses propos, mais on lui a dit que c’était sa faute. «Elle n’avait qu’à ne pas courir avant le Maghrib», la prière, c’est-à-dire à ne pas courir en plein jour, avant le f’tour. Son histoire est celle de tout le pays puisqu’on y est arrivé : elle faisait son footing quand un homme s’est approché d’elle, l’a agressée et battue parce qu’elle faisait du sport avant la fin du jeûne. C’est un peu la conclusion de nos lâchetés, de nos compromissions et de nos soumissions devant cet islamisme montant qui a maintenant des télévisions, des journaux, des stars, des financiers et même des intellectuels de Gauche qui le défendent comme expression d’une identité ou d’une victimité. On vous accuse d’attaquer l’islam si vous dites que les islamistes et les bigots armés nous attaquent, nous volent nos corps et notre pays et qu’ils nous mènent vers un Iran en Afrique du nord. Les islamistes étant l’islam et Dieu à la fois, si vous critiquez la traîtrise des uns, «la cocaïne du peuple» on vous colle la réputation de faire la guerre aux deux autres. On fabrique de vous un traître pour vous faire taire.

Mais si cette jeune fille a été frappée et qu’on lui a expliqué que c’était sa faute dans une gendarmerie, c’est aussi à cause de nos immobilités. Si vous en parlez on vous accuse d’avoir une fixation et de servir la main étrangère. Donc cap sur un sujet dérivé : l’immobilité comme but national un demi-siècle après l’Indépendance. Le début est un extrait d’Internet. «Pourquoi les flamants roses dorment-ils sur une patte ? Le flamant a le corps couvert de plumes et les plumes servent à le tenir bien au chaud. Mais ses longues pattes ne sont pas protégées du froid par des plumes. Alors le flamant enfouit une patte dans ses plumes pour conserver le plus de chaleur possible. Cet oiseau sensible au froid, en repliant une patte et la cachant dans son plumage, tente de limiter au maximum les déperditions de chaleur. Pour lui, c’est beaucoup plus facile et rapide de soulever une patte que de s’écraser au sol.

C’est donc la meilleure position pour être sur deux pattes si un prédateur venait.

Le flamant lève aussi une de ses pattes simplement pour se reposer. Cette position lui demande moins d’énergie que s’il était sur deux pattes». Fin de l’extrait et retour sur le pays.

Au sommet du Pouvoir rien ne bouge donc. On le sait tous et par millions, assis sur le pipeline, attendant l’appel à la prière pour nous laver les consciences à moindre frais. Tout est si immobile que les rides en deviennent des livres et les fenêtres ouvrent sur les siècles passés, sur le congrès de la Soummam. On ne respire presque plus, ne se meut pas, on se contente de la paupière et des intentions à la place de la langue et du dictionnaire. Plus bas dans l’échelle immédiate, le premier cercle. Il bouge discrètement, de nuit, caché, sans apparaître ou si peu ou tellement rarement. Et, plus bas encore, les fonctionnaires : eux ils ont décrypté la stratégie de survie en milieu du doute et d’indistinction. Vivre, c’est bouger le moins. Mourir c’est risquer, s’aventurer, épuiser et s’épuiser, c’est bouger le plus. L’idée est de rester dans la glaise du fond, faire le caillou qui dure au fond de la rivière qui passe, s’encastrer dans les tiroirs et les décrets. Se faire oublier. C’est une pyramide aérodynamique où la base est mouvement, le haut immobilité et l’entredeux une économie des gestes et des paroles. La plupart des fonctionnaires, surtout les hauts fonctionnaires à Alger savent en effet que pour durer dans ce système, il faut bouger le moins possible, ne pas prendre de décision, transmettre le dossier, la «préoccupation», la réclamation, faire suivre au suivant. Surtout ne pas décider car rien n’est clair. Il faut attendre et le meilleur moyen c’est de le faire sur une patte. Un vieux proverbe japonais le résume avec sagesse : «le clou qui dépasse appelle le marteau».

Donc walis, grands officiers de caserne, juges, chefs de daïra et directeurs centraux ne bougent pas. Ne décident presque pas ou le minimum des affaires courantes. Le Pouvoir n’est pas une pyramide, mais un poteau : en haut il y a une lampe, unique, excellente, rare, magnifique. En bas il y a les oisifs qui s’y adossent, assis, rêveurs, gâtés, les assis, le peuple en général et dans le détail.

D’où cette réalité que les Algériens expérimentent jusque dans leur emploi : l’immobilité est vérité et éternité. Tout pousse à rester assis et immobile. On a même traduit ce culte du statique en doctrine de la stabilité, de la sécurité nationale face aux chaos du reste du monde dit «arabe». Si vous bougez, c’est le chaos syrien, libyen ou autre. Restez assis, respirez le moins possible, ne bougez pas. Regardez en haut pour l’exemple : moins on bouge, plus on dure. Le contraire du proverbe d’un ancien ministre de l’Intérieur, Zerhouni, et de sa boutade congelée : «bougez, vous mangerez du rouget».

Le lien entre peuple et régime est lui-même basé sur la mesure du mouvement : «gérer» pour un wali ou un haut dignitaire en mandat, c’est éviter que la population bouge. Développer le pays c’est l’immobiliser. L’utopie algérienne, autrefois liée à la gloire de la décolonisation et au lustre du non-alignement, s’est transformée en but mécanique impossible : réussir une immobilisation totale du temps, du peuple, de l’histoire, des lèvres. Le temps est transformé, verticalement, en éternité dans les mosquées et, horizontalement en Histoire nationale, dans les têtes, la rue, l’ENTV et le discours. C’est du temps mort. Il célèbre ceux qui sont morts, ou ce qui va arriver après la mort. A tour de rôles et selon les fêtes nationales ou religieuses.

Et la vie ? Elle est dangereuse, instable, aventureuse, risquée, mortelle, unique mais tueuse, lumineuse et traitresse. Célébrons l’immobilité comme but, le bout des lèvres comme bout du monde, l’asseoiement comme développement. Faire le mort est une vie longue et heureuse.

Cette jeune fille qui voulait courir est le contraire de tout un pays, de ses bridages de mœurs, de gendarmerie, d’islamiste ou d’assis. Le seul mouvement envisagé est de lui courir après pour la frapper.
Que nous sommes indignes !