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Ramadhan : de sacré au sucré

par Kebdi Rabah

Ça y est, c'est parti de nouveau depuis quelques jours déjà et tout porte à croire que Ramadhan de cette année ne différera en rien des précédents, au moins en ce qui concerne les excès, confirmant ainsi une manière bien à nous de faire un pied de nez de plus à la « religion du milieu ».

Ma petite fille de dix ans m'a posé la question de savoir pourquoi certains ne se conforment pas aux paroles de Dieu alors qu'ils savent qu'il les voit et qu'il sait tout de ce qu'ils font. J'ai longtemps hésité avant de lui répondre que c'est, peut-être, par ce qu'au fond ils ne croient pas en lui.

Des douze mois de l'Année lunaire, Ramadhan est pour les musulmans le plus révéré, à telle enseigne que la nuit de son vingt septième jour, « leilat El Kedr », est considérée comme meilleure que mille autres mois additionnés. Mais, malgré tant d'exégèse qui ordonne de faire de ce mois un moment de piété, de sacrifice et de recueillement, un moment où chacun se doit de s'élever dans la spiritualité pour atteindre ce qu'il a de meilleur en lui-même, nombre de nos coreligionnaires, jeuneurs de surcroît, n'en ont cure. Ne retenant du mois sacré que l'aspect festif et le rapport qu'ils cultivent à son égard tient de tout sauf de la spiritualité. Nul besoin d'attendre le verdict de la nuit du doute pour voir paraitre au grand jour les symptômes d'une effervescence singulière ,prémices de comportements attisés, tranchants avec la retenue qui devrait normalement être de circonstance. Des jours voire des semaines avant l'apparition du croissant lunaire, la fièvre s'empare des esprits et des panses jusqu'à la veillée d'armes de la nuit de doute. Les armes, c'est à qui les fourbira au mieux, se mettra en éveil pour saisir toutes les opportunités de s'enrichir, s'alignera en ordre d'attaque pour engager la mère des batailles dans le but d'engranger le maximum de gains pour un minimum de travail. « Chahr ettouba wa el ghofran » devient ainsi le mois de la bombance, du farniente, du laisser-aller, de la spéculation, de l'incivisme sous toutes ses coutures.

Le seul fait de jeûner est, avec le temps,devenu pour beaucoup une invitation implicite à s'autoriser nombres de dépassements ;Il suffit que quelqu'un se dise « Sayem » pour se constituer une circonstance atténuante voire absolutoire de ses méfaits. Le jeûne n'est plus un devoir sacrificiel en vue de tester sa foi par l'abstinence en la mettant à l'épreuve des tentations mais une autorisation à dépassement, un certificat de complaisance compensatoire en contre partie de la « peine » endurée par le fait de s'être privé de consommer du lever au coucher du soleil ;Comme s'il s'est agi de jeûner pour les autres et non plus pour soi-même, de faire d'un acte de dévotion personnel, qui relève en principe de la sphère privée, un fait qui doit nécessairement rejaillir sur tout l'entourage. Cette ritournelle : -« Excusez ses frasques rahousayem »-. A l'évidence, le jeûneur relie le salut de son âme à une autorisation absolutoire de ses méfaits à l'égard de ses coreligionnaires. C'est ainsi qu'il interprètera l'expression « Chahrerrahma », mois du pardon, non comme mois durant lequel il doit faire acte de contrition, pardonner et demander pardon pour ses éventuelles incartades,mais un mois où tout doit lui être permis et pardonné. C'est précisément cette façon de penser, cette propension à renverser les rôles, qui permet de comprendre la facilité avec laquelle toutes sortes d'excès sont accomplis, souvent en bonne conscience, par des acteurs persuadés d'avoir la raison pour eux, sans rien à se reprocher,convaincus d'avoir payé à l'avance, par le jeûne, une sorte de Droit à se laisser aller à quelques toquades, à l'instars de ce droit à polluer que s'autorisent certains pays après s'être acquittés de la taxe carbone.

L'ambiance du ramadhan !Voilà une expression bien commode autour de laquelle la communauté s'autorise, un mois durant, toute une panoplie de comportementsqui tiennent de l'irrationnel, de l'immoral voire du délictuel, donnant de la société une image d'ensemble d'une navrante déliquescence, reléguant le puritanisme légendaire d'un mois sacré au rang d'un simple faire valoir. Malgré les efforts des autorités religieuses et associations caritatives pour conférer une certaine « puritanité » au climat ambiant,ce qui est, selon la tradition musulmane, une recommandation céleste à l'abstinence, se mue dans l'ensemble en une kermesse, une recréation festive dont les occasions de se « lâcher » sont plus convoitées que celles invitant à la circonspection, l'effet de meute faisant le reste. Tout cela sous l'œil bienveillant de certaines autorités religieuses, lesquelles s'obligent, par un discours condescendant et racoleur, à ne pas effaroucher leurs ouailles. Il suffit d'observer la part des programmes à la télévision, consacré pour l'essentiel à la cuisine et aux discussions autour de futilités rituelles, pour comprendre qu'elles préfèrent caresser dans le sens du poil plutôt que de s'astreindre à inciter à ce qu'il y a de fondamental dans le ramadhan à savoir : Redoubler d'efforts, jeûner en travaillant normalement, sans rien changer à ses habitudes, pour mettre en valeur ce qu'il y a de meilleur en soi. Mais manifestement cette conception ne fait pas partie de la grille de lecture des médias publics d'une façon générale et de l' « Unique » en particulier.Ripaillez, lâchez-vous, laisser-vous aller, peu importe les effets sur la morale, l'économie, la société» : tel semble être le leitmotiv de ceux qui veillent sur les consciences.

La principale victime de ces agapes en est bien sûr le portefeuille,autant celui de l'Etat que de la ménagère, car rien n'est trop dispendieux pour garnir copieusement une table dont une part finira le lendemain à la poubelle. Il faut croire que le salut de l'âme se mesure non plus à l'aune du mérite et des sacrifices de chacun mais au vu d'une surenchère calorique d'une « meida » débordante. Du matin au soir, l'esprit est lancinement occupé par le « ftour » auquel il faut faire face, armé du maximum de victuailles car c'en est devenu une façon de faire honneur au mois sacré.Du reste, cette façon de rendre hommage dans la boulimie à « Sidna Ramadhan »se remarque dès les premières heures de la journée lorsque,dès l'entame de la journée, les gens s'en donnent du « sahaftourek » comme pour s'encourager à traverser une épreuve de fond qui de toute façon finira dans la somnolence et le débours. Rester dans la frugalité est déconseillé car c'est autant de considération en moins à l'égard du meilleur des mois. L'Etat n'est pas en reste et pense que son devoir de « nourrir » le peuple, à l'excès durant un mois, atténue sa responsabilité de n'avoir pu lui apprendre, une fois pour toutes, à se nourrir le reste de l'année. D'où ces programmes exceptionnels d'importation.

Dans cette frénésie de ce qui s'apparente à une curée, ceux qui se frottent les mains, dès l'approche du Ramadhan, sont encore les marchands de calories dont l'approche toute mercantile et consumériste se fonde sur la maitrise de l'art de faire saliver.Passés maître dans le décryptage des messages émis par le moindre gargouillis des entrailles, ces roublards patentés, en jouant adroitement sur les formes, les couleurs et les odeurs,développent nombre de stratagèmes pour susciter chez les jeûneurs ce rush vociférant et endiablé si caractéristique àtous ceux qui ont le ventre creux.Les billets sortent tous seuls de la poche, disent certains. Au diable la parcimonie,place à la démesure, place à la bousculade, assaut sur les étals. Tenaillés par la faim, on achète sous l'avidité du moment ce que l'on va consommer dans la léthargie du « ftour ». A la rupture du jeûne, aux premières bouchées et premières gorgées gloutonnes, on rendra les armes sans réellement livrer bataille, sans faire honneur ni à la cuisinière ni à la table sur laquelle s'amoncellent déjà, sous forme de restes à peine entamés,les témoins d'une goinfrerie avortée. Il importe peu que des tonnes de pain aillent rejoindre les poubelles, que des hectolitres de chorba finissent dans les eaux résiduaires, que toutes sortes de douceurs et gâteries flétrissent.Demain on recommencera avec autant d'allant et il en sera ainsi jusqu'à ce que l'apparition du croissant lunaire de l'Aïd El Fitr vienne à nous délivrer de notre aliénation. Est-ce pour autant la seule incongruité ? Hélas non !

Le Ramadhan débute et se termine toujours après un moment de doute, la nuit du doute « leilatechek », au cours de laquelle, se fondant sur un verset coranique, les têtes se tournent vers le ciel pour essayer d'entrevoir l'apparition du croissant lunaire annonçant le début du jeûne ou sa fin. Le problème pour la communauté de croyants est que, la terre n'étant ni immobile ni plate, contrairement aux certitudes de Cheikh Ibn El Baaz, ce qui se voit de Djedda, du Caire ou de Tripoli ne se voit pas toujours au même moment d'Alger de Rabat ou de Nouakchott pour ne citer que ces villes. Il se produit alors une course au leadership de l'annonceur, et nombre de pays divergeront sur le début et la fin du Ramadhan, comme ils le feront également sur le nombre de jours de jeûne : 29 ou 30. Cette impossibilité à connaître exactement à l'avance le jour de l'Aïd est à l'origine, pour ceux qui ne peuvent se contenter de l' « à peu près » et dont la planification du temps et des moyensest une nécessité,de désagréments pénibles à gérer et toujours dommageables.

On n'a pas encore fini d'en mesurer tous les dégâts et ce, par le seul fait d'autorités religieuses qui refusent de céder la parole aux autorités scientifiques, privilégiant en cela l'application littéraliste du coran au détriment du calcul astronomique auquel elles n'ont pas souvent accès. Quel absurde paradoxe que celui consistant à entamer et achever le mois de Ramadhan à la vue du croissant lunaire mais à décréter journellement « l'imsak et l'iftar » sur la base des aiguilles d'une montre. Pourquoi ne pas continuer dans la littéralité et se fier alors à l'observance et la distinction d'un fil blanc d'un fil noir ?Ignorer que le mois est une addition de jours qu'une montre peut très bien mesurer est un paradoxe dont les « Ulémas » n'en ont cure. En fait les enjeux sont ailleurs : Leur ignorance scientifique n'est pas seule en cause, hermétique à « l'ijtihad »,elle se double d'une attitude absolutiste loin d'être innocente et désintéressée, consolidéequ'elle est, par une « primature » autoproclaméesur laquelleils s'appuient pour se garantir la pérennité de leur statut et les privilèges de leur position au sein de la communauté des croyants.

Attitude encouragée par ailleurs, par ceux-là mêmes qui font de la religion un fonds de commerce en soutient légitimaire de leurs desseins politiques, faisant tout pour que d'injonction divine du créateur à sa créature le Ramadhan devienne instrument d'action sociétale. Lesté cette arrière-pensée de pouvoir, il sort alors de son ornière spirituelle, de sa vocation originelle pour devenir enjeu dont les règles échappent au « cultuel », donnant ainsi, à celui qui en a la maitrise, les moyens de peser autant sur la conscience des croyants que sur leurs comportements.

Saha Ramdhankoum